Le Devoir

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Blessés ou malades, des dizaines de travailleu­rs migrants sont congédiés ou expulsés

- TEXTE SARAH R. CHAMPAGNE PHOTOS VALÉRIAN MAZATAUD *Prénom fictif

Chaque année, des dizaines de migrants agricoles sont renvoyés dans leur pays d’origine sans suivi administra­tif ni médical. Seuls des acteurs privés sont mis au courant.

Eddy est tombé dans une étable du Centre-du-Québec et il s’est fêlé le coccyx. Il a reçu des soins et suivi une réadaptati­on. «Je me sens prêt à travailler, j’aimerais vraiment reprendre», dit-il aujourd’hui. Mais il est de retour chez lui, à El Progreso, au Guatemala. Son contrat avec une ferme laitière s’est terminé plus abruptemen­t que prévu, après son accident.

Chaque année, des dizaines de migrants agricoles sont ainsi renvoyés vers leur pays d’origine, notamment au Guatemala, entre autres après des accidents ou des maladies reliés à leur travail. Ceux à qui Le Devoir a parlé, de retour dans leur pays d’origine, avaient réussi néanmoins à obtenir des soins avant leur rapatrieme­nt.

Leur réembauche est quant à elle beaucoup moins certaine. « J’ai demandé trois heures de repos cette année. Après, je suis retourné travailler. […] Une journée avant de repartir, la secrétaire m’a dit que je ne reviendrai­s plus à cette ferme», relate Javier*. Il a cultivé des laitues et des oignons tout l’été, destinés entre autres à une grande chaîne de supermarch­és présente partout au Québec.

Le jour de son départ, Javier a signé un document qui statuait de son congédieme­nt permanent. Ce père de deux enfants ne veut pas nommer la ferme ni publier son nom, car il espère obtenir gain de cause en arbitrage. Cet homme de la région de Chimaltena­ngo a passé trois saisons à Vancouver avant d’être transféré à Montréal en 2011. Son expérience et son réseau lui ont permis de déposer une plainte à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) pour congédieme­nt sans cause juste puisqu’il comptait plus de deux ans de service continu pour un même employeur.

«Les retourner au silence »

Milton Castillo, dont le cas a déjà été évoqué en nos pages, a été moins dégourdi. Il a subi une blessure à l’oeil en coupant

«La personne responsabl­e m’a dit » de ne le raconter à personne, sinon ils allaient me renvoyer au Guatemala

des feuilles autour de plants de tomates en serre. Il n’a pas réussi à obtenir tous les soins ophtalmolo­giques nécessaire­s, car il avait tardé à en faire part à sa patronne, de peur de voir le prochain contrat s’évanouir. Pourquoi Milton a-t-il alors attendu si longtemps? «La personne responsabl­e m’a dit de ne le raconter à personne, sinon ils allaient me renvoyer au Guatemala», répétait-il à plusieurs reprises.

Milton a finalement subi une chirurgie à l’oeil en arrivant au Guatemala. Plus de six mois ont passé et son assurance privée est venue à échéance. Sa vision est toujours brouillée, indique-til, mais il n’a plus les moyens de retourner chez le médecin.

«C’est une façon de les retourner au silence et de ne plus les revoir», estime quant à lui José Sicajau, de l’AGUND (Associatio­n des Guatémaltè­ques unis pour nos droits). Ancien travailleu­r dès le début du programme en 2003, il a fondé cette associatio­n au Guatemala avec une soixantain­e de travailleu­rs.

Ils sont nombreux à le contacter chaque année pour s’informer ou signaler des problèmes.

Durant notre entrevue à son bureau de Sacatepéqu­ez, il reçoit un appel de Nicodemo, employé par une ferme du sud de l’Ontario.

La voix de ce dernier est inquiète, agitée. « J’ai demandé à être renvoyé au Guatemala, je n’ai plus de soins médicaux ici, je ne peux pas accepter de rester comme ça.» Nicodemo avait avisé ses patrons qu’il souffrait d’un intense mal de tête, tout en continuant à travailler. « Puis c’est mon oeil qui a commencé à pleurer, il s’est engourdi et ma bouche est partie d’un côté. Le docteur m’a dit que ce sont les nerfs et il m’a donné une pilule. »

Une semaine après cet appel, Le Devoir a reparlé à Nicodemo alors qu’il venait de rentrer chez lui, à Tecpan, 80km à l’ouest de Ciudad de Guatemala, la capitale du pays. «J’ai un mois de repos. Mais je ne sais plus si je vais y retourner », confie-t-il depuis l’hôpital, la voix apaisée, mais la moitié du visage encore parlysée.

Un retard administra­tif

Ce n’est qu’en 2017 que la CNESST a décidé de suivre le nombre de plaintes provenant

Milton Castillo, travailleu­r migrant blessé au Québec

de ces travailleu­rs. Aucune donnée n’est donc encore disponible, ce qui rend difficile une enquête par la Commission des droits de la personne par exemple.

Ce retard administra­tif n’est pas anodin, selon le Dr Aaron Orkin, auteur d’une étude sur les rapatrieme­nts médicaux en Ontario. «L’une des manières pour les sociétés modernes de cacher des injustices est de rendre impossible le fait de les trouver ou de les quantifier. Je ne pense pas que les registres aient été construits avec ces intentions, mais les injustices vécues par ces travailleu­rs migrants sont dissimulée­s de cette façon. »

En Ontario, entre 2001 et 2011, 787 travailleu­rs ont été renvoyés chez eux. Selon le Dr Orkin, 66% l’ont été pour des raisons de santé. Fernando Borja, directeur de FERME, estime que ces rapatrieme­nts concernent moins d’une centaine de personnes par an, soit moins de 1% des travailleu­rs. La plupart de ces retours «sont pour des raisons familiales», affirme-t-il, un point de vue appuyé par AnneSophie L’Espérance, l’une des directrice­s de Comu Guate, une agence qui organise la migration agricole à partir du Guatemala.

Il n’existe cependant pas de marche à suivre pour les employeurs en cas de rapatrieme­nt d’un travailleu­r. Ils doivent justifier les raisons d’une fin hâtive de contrat à FERME et au consulat du Guatemala, puis, plus rien.

L’ambassade du Canada au Guatemala est catégoriqu­e: «Une fois que les travailleu­rs sont de retour dans leur pays de nationalit­é et que leur permis de travail est échu, l’ambassade ne communique pas avec eux», explique un chargé de communicat­ions par courriel.

L’ambassade du Canada au Guatemala et le Consulat du Guatemala à Montréal ont tous deux refusé nos demandes d’entrevue.

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Vue de Santiago Sacatepéqu­ez
 ??  ?? José Sicajau Xoc, ancien travailleu­r agricole et cofondateu­r de l’Associatio­n des Guatémaltè­ques unis pour nos droits (AGUND), à Santiago Sacatepéqu­ez
José Sicajau Xoc, ancien travailleu­r agricole et cofondateu­r de l’Associatio­n des Guatémaltè­ques unis pour nos droits (AGUND), à Santiago Sacatepéqu­ez

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