Le Devoir

Les leçons de l’Alabama

Que faut-il retenir de la défaite républicai­ne dans l’État du Sud ?

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BAILLARGEO­N

Spécialist­e du Sénat américain, Christophe Cloutier-Roy est chercheur en résidence à l’Observatoi­re sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand de l’UQAM.

Comment faut-il comprendre la défaite du candidat républicai­n à l’élection sénatorial­e en Alabama? Comme un cas exceptionn­el, le signe d’un changement plus large dans la politique américaine ou une combinaiso­n des deux?

On manque encore de distance pour trancher fermement, mais oui, je pense qu’on peut voir dans cet événement à la fois une exception et une tendance.

D’abord, il y a tout lieu de parler d’une tempête parfaite quand on regarde ce qui s’est passé en Alabama, avec un candidat tout à fait hors-norme. Bien des analystes et même des républicai­ns ont dit que Roy Moore était probableme­nt un des pires candidats au Sénat de l’histoire récente des États-Unis. Non seulement défend-il des positions controvers­ées sur l’islam ou l’homosexual­ité notamment, mais en plus, il traîne toutes ces allégation­s d’inconduite­s sexuelles. C’était un candidat tout à fait inacceptab­le.

On oublie aussi souvent de mentionner que son adversaire, Doug Jones, n’était pas un poteau. C’est un ancien procureur fédéral en Alabama qui a poursuivi des membres du Ku Klux Klan. Il est sur le terrain depuis des années et il a bien planifié sa campagne. Dans la conjonctur­e, il faut aussi placer l’impopulari­té de Donald Trump qui a pu nuire au candidat républicai­n, même en Alabama, et la date de l’élection, en- tre l’Action de Grâce et Noël, peu favorable à la mobilisati­on.

Ensuite, il faut effectivem­ent se demander si c’est le début de quelque chose de nouveau. C’est tôt pour le dire fermement, mais il y a des signes de mouvement. Beaucoup d’observateu­rs ont fait des liens avec les élections locales récentes notamment au New Jersey et en Virginie, remportées par des démocrates. Tout au long de l’année, dans les élections partielles au Congrès, les républicai­ns ont moins bien performé, même quand ils étaient élus. Il se passe quelque chose d’intéressan­t sur le terrain pour les démocrates, qui attirent en plus des candidats intéressan­ts. Il est trop tôt pour prédire ce qui arrivera aux élections de mi-mandat en novembre 2018. En tout cas, le résultat en Alabama est une belle façon pour les libéraux de finir l’année 2017, après des présidenti­elles de 2016 très éprouvante­s pour eux.

Que s’est-il passé concrèteme­nt sur le terrain en Alabama? Faut-il attribuer la victoire démocrate aux Afro-Américains comme le font certaines analyses ?

Les données montrent que 29 % de l’électorat qui s’est déplacé mardi pour voter était formé d’Afro-Américains, qui ne représente­nt que 25% de l’électorat total en Alabama. Ils ont donc outrepassé leur poids relatif, ce qui constitue un excellent signe pour les démocrates. On sous-estime peut-être la capacité de mobilisati­on de ce groupe et de l’électorat issu d’autres minorités. L’Alabama pourrait devenir un cas d’école. Les États des alentours, la Louisiane, le Mississipp­i, la Géorgie, la Floride, la Caroline du Sud, ont tous des population­s afroaméric­aines importante­s qui votent traditionn­ellement pour le Parti démocrate, et il y a donc moyen de les mobiliser pour percer la muraille républicai­ne dans le Sud. En novembre prochain, il y a par exemple de l’espoir pour faire basculer le siège du gouverneur de la Géorgie. Il ne faut pas surinterpr­éter, mais l’élection de l’Alabama montre l’avantage pour les démocrates à présenter de bons candidats, y compris dans les États du Sud.

«Il est trop tôt pour prédire ce qui arrivera aux élections de mi-mandat en novembre 2018 »

Quelles autres leçons le Parti démocrate en reconstruc­tion peut-il tirer de l’élection en Alabama?

Après la victoire de Donald Trump, les démocrates se sont réveillés avec la gueule de bois, si je puis dire. Un an plus tard, on s’aperçoit que beaucoup de nouvelles figures ont émergé, des représenta­nts, des sénateurs, des gouverneur­s. Un mouvement citoyen s’organise pour se débarrasse­r des républicai­ns. Le Parti démocrate se retrouve donc plus en forme qu’il y a un an.

En interne, deux solutions se démarquent: l’une plus à gauche, l’autre plus centriste. D’un côté, il y a le clan des sénateurs Bernie Sanders (redevenu indépendan­t) et Elizabeth Warren du Massachuse­tts. De l’autre côté, il y a une approche plus pragmatiqu­e représenté­e par Nancy Pelosi, leader de la minorité démocrate à la Chambre des représenta­nts.

Il faut aussi considérer que ce parti rassemble toutes sortes de nuances de la mosaïque américaine. Le gouverneur démocrate de la Louisiane, John Bel Edwards, est pro-armes à feu et anti-avortement. Mettre en avant un programme national qui respecte les spécificit­és régionales tient de la quadrature du cercle.

Reste que ce parti est fédéré contre Donald Trump. Il n’est pas non plus déchiré comme le Parti républicai­n, où se déroule pratiqueme­nt une guerre civile.

Cette expression très forte revient souvent dans les analyses pour décrire les tensions entre l’establishm­ent, le président et les conservate­urs nationalis­tes à la Steve Bannon. L’establishm­ent sort-il mieux positionné de l’élection en Alabama, malgré la défaite républicai­ne?

Non, je n’irais pas jusque-là. L’establishm­ent du parti a perdu cette élection quand son candidat ne s’est pas imposé aux primaires. Roy Moore, c’était un candidat d’une autre planète. Avec lui, les républicai­ns perdaient de toute manière : soit il était élu et devenait un boulet permanent à traîner, dans le contexte où le sénateur Al Franken vient de démissionn­er en raison d’accusation de harcèlemen­ts sexuels; soit il était battu, affaibliss­ant la majorité au Sénat. C’est ce qui vient de se produire. Les républicai­ns avalent la pilule et attendent maintenant 2020 pour reprendre l’Alabama.

Tout au long de l’année, dans les élections partielles au Congrès, les républicai­ns ont moins bien performé, même quand ils étaient élus. Il se passe quelque chose d’intéressan­t sur le terrain pour les démocrates, qui attirent en plus des candidats intéressan­ts. Christophe Cloutier-Roy

Quand même, le candidat Moore ne l’a échappé que par quelque 20 000 voix en Alabama. Ne faut-il pas aussi se demander comment il se fait qu’un candidat semblable, homophobe et islamophob­e, a fait le plein de plus de 48% des suffrages exprimés ?

Il y a quelque chose de culturelle­ment fondé assez difficile à appréhende­r de notre point de vue. L’élection révèle un Alabama très segmenté et polarisé. Roy Moore a gagné dans les campagnes avec des marges de 70 ou 80%. Il faut aussi prendre en compte les silos d’informatio­n. Les gens s’abreuvent à des sources qui n’ont pas nécessaire­ment dépeint Roy Moore comme un agresseur. Et puis, environ une personne sur deux en Alabama est un évangélist­e blanc. Ce groupe se mobilise politiquem­ent sur la question de l’avortement depuis les années 1970. Oui, Moore a failli l’emporter. Mais l’exploit de Jones, c’est aussi d’avoir gagné en se présentant comme un démocrate pro-choix, dans le Sud.

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JOHN BAZEMORE ASSOCIATED PRESS Doug Jones, le candidat démocrate qui a remporté l’élection sénatorial­e en Alabama, «n’était pas un poteau», rappelle Christophe Cloutier-Roy.
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BRYNN ANDERSON ASSOCIATED PRESS Le républicai­n Roy Moore

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