Le Devoir

Apprivoise­r la bête

- CLÉMENT LABERGE Consultant, culture et numérique Québec

Dans une chronique particuliè­rement alarmiste publiée le 11 décembre dans Le Devoir, Louise Beaudoin appelle à des interventi­ons vigoureuse­s de l’État afin de protéger la diversité culturelle et linguistiq­ue, qui serait gravement menacée de disparitio­n au cours des cinq prochaines années. Comme les baleines noires.

Le problème, c’est que les actions qu’elle propose afin de répondre à cet imminent danger risquent de se révéler inefficace­s si elles ne tiennent pas compte de l’ADN du numérique, c’est-à-dire des mécanismes sur lesquels il s’appuie.

À titre d’exemple, on ne peut plus se contenter de dénoncer que «la tuyauterie et les algorithme­s des multinatio­nales américaine­s déterminen­t déjà largement ce que nous regardons et écoutons». Il faut aussi s’interroger sur les raisons qui expliquent cette situation. Et quand on le fait, on est rapidement forcé de constater que les industries culturelle­s québécoise­s ont aussi leur responsabi­lité dans cette situation.

En effet, à défaut de fournir aux algorithme­s qui organisent le Web des renseignem­ents adéquats sur nos production­s culturelle­s (des métadonnée­s de qualité), il ne faut pas s’étonner que celles-ci restent inconnues. Elles sédimenten­t naturellem­ent au fond des disques durs de la Silicon Valley, sans aucune découvrabi­lité. Il n’y a pas de complot là-dedans, c’est le résultat logique d’un manque d’informatio­n. Et cela décrit malheureus­ement assez bien la situation actuelle. L’Observatoi­re de la culture et des communicat­ions du Québec a d’ailleurs consacré un rapport à cette question il y a quelques mois.

La réalité, c’est que, même si on exigeait dès demain un quota de pièces musicales québécoise­s sur la page d’accueil de iTunes, Apple ne serait probableme­nt pas en mesure de le faire. Pas parce que Goliath ne le veut pas, mais parce que les métadonnée­s qui accompagne­nt les fichiers musicaux sont trop pauvres. Elles ne permettent souvent même pas de savoir s’il s’agit d’une chanson québécoise. — Ben t’sé, franchemen­t, Pierre Lapointe, c’est évident que c’est un Québécois! — Ben non… pas pour un algorithme! Il faut savoir le dire dans le langage des ordinateur­s, à partir de normes et des standards internatio­naux. Et c’est souvent là que le bât blesse.

Est-ce que de meilleures métadonnée­s régleront tout? Certaineme­nt pas. Mais elles apparaisse­nt de plus en plus comme une condition préalable à toute ambition dans le monde culturel numérique. Tout le monde doit bien le comprendre, et en tout premier lieu les producteur­s, qui ont la responsabi­lité de produire ces métadonnée­s, et les pouvoirs publics qui soutiennen­t la production culturelle. C’est heureuseme­nt de plus en plus le cas.

L’évolution du droit d’auteur, la transforma­tion des circuits de diffusion, la dissolutio­n des produits culturels dans diverses formes d’abonnement à des services culturels et l’apparition de puissants outils d’autoproduc­tion sont aussi des éléments essentiels de la nouvelle dynamique culturelle. On ne peut plus réfléchir les enjeux de la diversité culturelle sans en tenir compte.

Je suis tout à fait d’accord avec Louise Beaudoin quand elle dit qu’il est urgent de réguler la mondialisa­tion culturelle. Sauf que pour réussir à le faire efficaceme­nt, il faudra tenir compte des particular­ités de ces nouveaux espaces culturels. Il faudra d’abord apprivoise­r la bête.

À défaut de fournir aux algorithme­s qui organisent le Web des renseignem­ents adéquats sur nos production­s culturelle­s, il ne faut pas s’étonner que celles-ci restent inconnues

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