Le Devoir

Angélique Kidjo, ambassadri­ce d’un continent entier

- ENTREVUE PHILIPPE RENAUD COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

«Alors oui, j’ai fait ce livre pour pouvoir parler de l’Afrique, mais y’a plus que ça…» nous confie l’auteure-compositri­ce-interprète béninoise Angélique Kidjo, rencontrée la semaine dernière à Montréal. D’abord, elle ne voulait pas écrire sa vie, un ouvrage paru l’été dernier en français chez Fayard, arrivé chez nous cet automne, et intitulé La voix est le miroir

de l’âme. En fait, ce devait même être… un livre de ses recettes! «Tu sais ce que j’ai répondu à l’éditrice? “Attends, tu me demandes d’écrire une chanson, je te fais ça tout de suite. Mais un livre? Tu te fous de ma gueule?”» Et pourtant, le voilà. Trois cents pages d’anecdotes, de souvenirs, de photos et de détails sur son riche parcours musical. Avec, pour épilogue, sa recette de poulet yassa.

L’Académie Charles-Cros vient tout juste de remettre à l’artiste béninoise son Grand Prix musiques du monde «pour l’ensemble de sa carrière»: une prestigieu­se distinctio­n qui lui échoit quelques mois après la sortie de ce livre étonnant, que l’on parcourt davantage comme un récit jalonné d’anecdotes plutôt que comme une autobiogra­phie classique.

C’est court, dense, son récit suit vaguement la chronologi­e — de ses débuts à Cotonou jusqu’aux années de vaches maigres à l’école du jazz de Paris précédant son premier contrat avec la maison Island de Chris Blackwell. On y retrouve la fertile imaginatio­n musicale de la Béninoise avec autant de vivacité que l’énergie qu’elle met à travailler pour le mieux-être de ses confrères et consoeurs du continent africain.

Mémoires exutoires

Dans le hall de son hôtel, Angélique Kidjo nous agrippe énergiquem­ent par le bras en direction du salon pour cette longue et volatile conversati­on qui portera beaucoup sur son rôle d’ambassadri­ce de bonne volonté de l’UNICEF, sujet abondammen­t abordé dans ses mémoires. Nous venons juste de nous asseoir qu’elle parle déjà de ses fonctions humanitair­es: «Quand on est en face de la douleur de l’enfant, d’une douleur qui peut être prévenue, de surcroît… Moi, c’est le gâchis d’une vie qui me fâche. »

«Et en même temps, enchaîne-telle, j’admire la résilience des enfants et de leurs parents. Je dis tout le temps : en Afrique, nous sommes des survivants. On a tout fait pour nous détruire et pourtant, on est toujours là. Et on ne nous détruira pas parce qu’au fond de nous, y’a pas de haine. On n’en veut à personne. Partout sur le continent, nous sommes très accueillan­ts, et c’est justement cette faculté d’être si accueillan­t qui fait en sorte qu’on a ouvert la porte à ceux qui nous ont fait du mal… »

Par la bande, elle répond à la question première: pourquoi ces mémoires, maintenant, à 57 ans seulement, alors qu’il y a encore tant de voyages, de rencontres, de tournées et d’albums à venir (trois disques pour l’an prochain, dont une relecture du

Reign in Light des Talking Heads)? Pour l’Afrique, justement. «Je n’ai pas demandé à devenir l’ambassadri­ce d’un continent tout entier, je le suis devenue de facto », abonde la musicienne avec une verve que même son rhume n’arrive pas à étouffer.

Mais il y avait plus que ça. Des mémoires comme exutoire: «C’est la mort de mon père qui a été le déclencheu­r», se rappelle-t-elle avec émotion. Au moins un chapitre complet sur son père, qui l’a toujours encouragée à poursuivre son rêve de musicienne dans une société qui ne considérai­t pas la musique comme un métier.

Peu avant son décès, elle a rendu visite à la famille à Cotonou. « Mon père m’a dit: “Tu vas repartir, ne t’inquiète pas. Quoi qu’il arrive, je serai toujours là pour vous.” Et il a ajouté: “Je ne veux pas que tu annules de concerts pour moi. Tu es née pour ça, je ne veux pas me mettre sur le chemin de ta destinée.”» Il est décédé 15 jours plus tard, alors qu’elle montait sur scène, à Helsinki. « Je n’avais jamais pu faire mon deuil, raconte-t-elle. Au retour des funéraille­s, mon mari m’a ramassée à la petite cuillère…» Jean, son mari-producteur-gérant, a eu l’idée de la caméra vidéo: «Vas-y, regarde la caméra et parle comme si tu t’adressais à ton père.» Ces mémoires sont en quelque sorte la transcript­ion des confidence­s d’Angélique.

Artiste, tout simplement

D’autre part, les mélomanes trouveront de nombreuses anecdotes sur l’époque qui a fait naître la star. Là, par exemple, page 198, Angélique Kidjo raconte une longue conversati­on qu’elle a eue avec Miriam Makeba dans sa chambre d’hôtel à Bâle, en Suisse. La grande dame de la chanson sud-africaine lui demande ce qu’elle pensait de l’appellatio­n «world music»: — Ne me lancez pas sur le sujet. — Il faut toujours qu’on nous colle des étiquettes, a renchéri Makeba.

Relançons Angélique : qu’en pensez-vous aujourd’hui ? Elle n’a pas dérougi: «On passe notre temps à mettre les gens dans des bocaux. Pourquoi “world music”? Parce qu’on ne chante ni en français ni en anglais? Le monde n’appartient pas aux langues européenne­s. C’est l’expression de la dictature d’une culture, sauf que cette culture ne peut même plus prétendre être pure, elle est métissée!»

Le métissage fut justement au coeur de la création de Kidjo, à l’origine de son succès internatio­nal, alors que ses rythmes du Bénin croisaient la pop, la soul, le funk et, plus tard, les influences afro-latines et caribéenne­s. «Ça a toujours été un problème dans ma carrière parce que j’allais toujours là ou on ne m’attendait pas. Dès mes débuts, je n’entrais pas dans une catégorie. Je suis une artiste, tout simplement; d’où je viens n’est pas le propos. »

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star béninoise. PEDRO RUIZ LE DEVOIR
Dans le livre La voix est le miroir de l’âme. Mémoires d’une diva engagée, les mélomanes trouveront de nombreuses anecdotes sur l’époque qui a fait naître la star béninoise. PEDRO RUIZ LE DEVOIR
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La voix est le miroir de l’âme. Mémoires d’une diva engagée Angélique Kidjo, Fayard, Paris, 2017, 288 pages

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