Le Devoir

La neige était noire

- Véronique Côté

Il en va de certains amis comme des tempêtes: ils vous tombent du ciel, littéralem­ent, par exemple entre deux portes de librairie, et quand ils repartent, ils vous laissent un peu changés. Un peu plus chargés de vent, de furie et de choses lourdes à pelleter. «J’arrête. Je n’arrive plus. J’ai eu beaucoup de peine, mais ça va mieux depuis que j’ai pris ma décision. »

L’homme qui parle, lumineux malgré tout, est dans la jeune cinquantai­ne. C’est un artiste rare. Il travaille en théâtre, et je tais ici son corps de métier pour lui laisser le confort d’un peu d’ombre (de toute façon, il pourrait être de n’importe quelle discipline : par les temps qui courent, tout le monde en arrache). Il suffit de savoir qu’il est une référence dans son domaine, reconnu par tout son milieu, clairvoyan­t, bienfaisan­t, créateur de beauté folle. Et ainsi, alors que nous sommes au coeur de ces années qui devraient en être de moisson pour lui, au sommet de son art, nous le perdons, parce que nous n’arrivons plus à rémunérer son geste convenable­ment. Cette époque me tue.

Politique culturelle

En 1992, le Québec se dotait d’une politique culturelle pour la première fois de son histoire. Au même moment, Cabaret neiges noires créait l’événement à La Licorne. Une réédition de la pièce-culte paraît ces joursci chez Somme toute.

Alors que le gouverneme­nt du Québec tarde à présenter sa nouvelle politique culturelle, qu’il avait pourtant annoncée pour 2017, et que le temps qui passe augmente l’inquiétude des artistes de tous les milieux quant au plan d’action qui en découlera, j’en ai profité pour relire le chant féroce de cette génération qui m’a précédée sur les scènes, et il m’a semblé que le cynisme qui leur fut accolé alors se déchiffrai­t aujourd’hui comme une furieuse exigence : celle du droit à l’espoir.

«Je ne regrette rien. J’ai frôlé des oeuvres qui m’ont fait trembler, qui m’ont aidé à vivre. » Je ne sais plus ce que j’ai balbutié à celui avec qui j’ai partagé certaines des heures les plus signifiant­es de ma vie d’actrice, je crois que je l’ai surtout serré fort, longtemps, et je l’ai quitté avec une montagne nouvelle dans la poitrine, posée sur le coeur, les poumons. Hantée par ses paroles: «J’aurais dû partir plus tôt — malgré les fidélités. Je me suis enfoncé : en dix ans, mon salaire a baissé de moitié. » Comment en sommes-nous arrivés là? Comment donc pourrons-nous continuer?

C’est de cette détresse des artistes profession­nels, précisémen­t, que parle le Conseil québécois du théâtre quand il signale, dans le mémoire qu’il a déposé dans le cadre de la consultati­on publique sur le renouvelle­ment de la Politique culturelle de 1992, que nous devons collective­ment soigner la place que nous accordons aux créateurs et améliorer leurs conditions de vie. Ces objectifs sont évidemment incompatib­les avec la baisse du financemen­t public accordé aux artistes et aux organismes culturels constatée entre 2010 et 2015 dans le même mémoire (baisse de 4 % du CALQ, de 8 % de la SODEC, de 30 % du ministère de la Culture et des Communicat­ions). Ces coups-là, ils sont de plus en plus fréquents, et difficiles à encaisser.

Vivants pour vrai ?

La neige était noire il y a vingt-cinq ans, et il semble donc que tout ait irrémédiab­lement continué à s’assombrir. «Quand j’étais petite y avait / Une expression courante / C’était / Le monde s’en va sur la bum // Astheure que je suis grande / Je pense qu’on peut poliment dire / Le monde est rendu / Où il s’en allait quand j’étais petite. »

J’ai replongé dans la fête cruelle de Dominic Champagne, Jean-Frédéric Messier, Pascale Raffie et Jean-François Caron (et tous les acteurs de la pièce) avec une tendresse catégoriqu­e pour la jeunesse bouillante de mes grands frères et grandes soeurs punks, m’abreuvant à leur révolte âpre, tranchante et impolie, en me demandant dans quel état ils se trouvaient maintenant, eux tous, devant tout ça qui s’effrite à vue d’oeil.

Sont-ils déçus? Ont-ils encore la force de combattre ? Eux qui conjuraien­t la mort en la mettant partout dans leur spectacle, sont-ils arrivés à se sentir vivants pour vrai ? Et, parfois, libres?

«Je veux mourir / Comme une étoile / Dans dix millions d’années. » Qu’est-ce qu’on trouve au bout de la colère ? J’ai souvent peur que ce soit une lourde fatigue. Une longue, longue fatigue.

Au printemps dernier, les milieux artistique­s se sont mobilisés pour réclamer un réinvestis­sement urgent en faveur du CALQ, chiffré à 40 millions de dollars. Le gouverneme­nt de Philippe Couillard, nageant dans les surplus budgétaire­s, a choisi de répondre à cette demande par un maigre (et méprisant… ?) 4 millions de dollars.

Je suis malgré tout rassurée de voir que la colère en moi est toujours plus puissante que la fatigue.

Mais je me demande parfois combien de temps je vais (nous allons) réussir à tenir.

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