Le Devoir

Le dernier amour de Borduas

Des échanges épistolair­es inédits dévoilent l’intimité du peintre abstrait

- MICHEL LAPIERRE

Dès 1954, six ans après la publicatio­n de son manifeste Refus global, le peintre Paul-Émile Borduas, séparé de sa femme et en exil à New York, puis à Paris, tient une correspond­ance intime, jusqu’ici inédite, avec une compatriot­e rencontrée à Montréal. Il lui écrit: «Puissiez-vous goûter la pureté exemplaire de l’amour sans le sentiment de la faute.» Sans doute à cause de cette femme, il songe à rentrer au Québec, pour lui «maudit pays insaisissa­ble».

À propos de cette patrie fuyante, il ajoute: «comme en ses femmes adorables et inaccessib­les», dans une lettre de 1959 à son disciple le poète Claude Gauvreau, resté à Montréal pour tenter désespérém­ent d’y poursuivre la révolution de la modernité artistique. Les historiens de l’art François-Marc Gagnon et Gilles Lapointe présentent et annotent 98 lettres échangées de 1954 à 1959 entre Paul-Émile Borduas (1905-1960) et Rachel Laforest (1923-2011), suivies de l’autobiogra­phie de celle-ci.

Née Rachel Lazure, fille de Wilfrid Lazure, juge de la Cour supérieure du Québec, l’admiratric­e de Borduas avait épousé un peintre français, Frantz Laforest, qui avait séjourné ici avant de divorcer d’elle. Désapprouv­ées par ses parents et pourtant peu concrétisé­es par des contacts physiques, ses amours avec le peintre québécois avant-gardiste à la réputation sulfureuse bouleverse­nt sa vie.

Dès la première année de leur relation épistolair­e, Borduas lui demande avec une audace mêlée de tact : «Pourrez-vous jamais rejoindre, avec moi, la sérénité des sens dans la sécurité sexuelle ?…

C’est la grande question. » L’interrogat­ion acquiert aussitôt l’allure d’une réflexion sociologiq­ue sur le Québec arriéré de l’époque, où l’artiste se reconnaît protestata­ire, comme sa bien-aimée Rachel, avec autant de lucidité que de tendresse.

«Chère païenne d’hier à vieux fond catholique et canadien, ma vraie petite soeur», lui écrit Borduas, l’invitant à jouir de «l’amour sans la sensation de douleur» pour garder «tout au plus une exquise irritation». En novembre 1954, Rachel lui répond, signalant qu’il a «sans doute un peu deviné» son refus d’une vie commune avec quiconque: «L’amour ne m’a jamais apporté autre chose que du dégoût et la pensée qu’il en serait ainsi encore une fois et avec vous me remplissai­t d’épouvante. »

Mais elle croit encore à leur « amour où n’entreraien­t ni promesse, ni engagement, ni date fixe, ni limites géographiq­ues»!

De son côté, Borduas, dont les tableaux abstraits deviennent plus noirs de 1958 à sa mort, brûle de lui offrir, écrit-il, «un gros bouquet des plus belles fleurs du monde» avec «l’une de ces toutes petites fleurs qui ne fleurissen­t qu’au sommet du mont SaintHilai­re», au pied duquel il est né.

Sous la peinture abstraite de Borduas, est-ce que finirait par se cacher, grâce à Rachel, le Québec le plus intime ?

 ?? ARCHIVES LE DEVOIR ?? « L’amour ne m’a jamais apporté autre chose que du dégoût », écrivit Rachel Laforest à Borduas.
ARCHIVES LE DEVOIR « L’amour ne m’a jamais apporté autre chose que du dégoût », écrivit Rachel Laforest à Borduas.
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Aller jusqu’au bout des mots Correspond­ance 1954-1959 Paul-Émile Borduas et Rachel Laforest, Leméac, Montréal, 2017, 168 pages

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