Le téléroman survivra-t-il ?
En 1941, le sociologue américain Everett Hughes formulait une condition à la survie de notre culture, qu’il avait étudiée. « Le Canadien français [moyen] conservera son intégrité culturelle si d’autres Canadiens français, de l’intelligentsia, lui donnent une littérature populaire par l’intermédiaire du feuilleton, du quotidien, et de toutes ces publications modestes qui atteignent le peuple », écrivait-il.
Quelques années plus tard, grâce à l’invention de la télévision, le téléroman fit son apparition, avec La famille Plouffe, en 1953, fournissant ainsi au peuple québécois cette référence culturelle populaire que le grand sociologue de Chicago appelait de ses voeux. Dans notre histoire nationale, le téléroman a été un indispensable vecteur identitaire. Nous serions bien ingrats de le mépriser.
Le genre, évidemment, a changé. En 2010, quand elle annonce qu’elle met fin à Virginie (1996-2010) pour se lancer dans 30 vies (2011-2016), Fabienne Larouche répond à ceux qui regrettent l’abandon de sa première oeuvre culte qu’«on ne fait plus de la télévision comme ça». Elle a à la fois raison et tort. Il est vrai que le genre téléromanesque classique, centré sur la parole quotidienne et tourné en studio dans des décors familiers, est, depuis une trentaine d’années, sérieusement concurrencé par la télésérie, un genre doté de moyens nettement plus imposants et cultivant un rythme narratif accéléré.
Larouche a tort, cependant, d’analyser ce changement, comme le font la majorité des commentateurs, en termes darwiniens. Pour être différente du téléroman, la télésérie n’en est pas meilleure, plus évoluée, pour autant. Il est dommage, en effet, que l’une tende à remplacer l’autre, comme il serait tragique que le théâtre s’efface devant le cinéma.
De la parole à l’image
Dans Télé en séries (XYZ, 2017, 464 pages), un recueil d’études savantes sur le sujet, Yves Picard, docteur en études cinématographiques, revient sur l’évolution du genre. Selon lui, au règne du téléroman (19531986) aurait succédé celui de la télésérie (1986-2004) et, ensuite, celui de la « sérietélé » (2004-).
Le téléroman, explique Picard, est théâtral, se caractérise «par un statisme du point de vue, une lenteur du r ythme » ainsi que par la mise en scène de la sphère domestique. La télésérie, lancée ici par Lance et compte (1986), opère un virage vers la forme du cinéma classique à l’américaine. La « sérietélé », enfin, poursuit le mouvement, mais en ajoutant «une forte signature audiovisuelle, originale et personnelle » aux oeuvres pour en faire des « séries d’auteur ». C’est le cas, par exemple, de 19-2, fortement marquée par l’empreinte de Podz.
L’essentiel, dans cette évolution, continue Picard, est le passage de « l’oralité à la visualité », des « têtes parlantes» du téléroman aux «images silencieuses» de la «sérietélé ». « Pour le dire autrement, résume Picard, c’est un parcours allant de la télévision que l’on écoute, comme on le dit au Québec, à une télévision que l’on regarde, comme on le dit partout ailleurs.» L’analyse est très juste.
Du point de vue visuel, les séries d’aujourd’hui sont certes plus spectaculaires que les téléromans d’hier. Faut-il pour autant se réjouir sans réserve de cette transformation, surtout si elle a pour effet de faire disparaître la forme téléromanesque ? Je pense que non.
Ralentir pour comprendre
D’abord, le téléroman, dans l’esprit et dans le ton, a quelque chose de typiquement québécois, qui s’efface dans la « sérietélé », tendant à l’uniformité partout en Occident. Le téléroman, de plus, par son rythme lent, par sa longue durée, mais surtout par la priorité qu’il donne à la parole sur l’action ou l’image se rapproche du théâtre.
Dans un monde qui va trop vite et où nous nous retrouvons sans cesse dépaysés, le téléroman, parce qu’il est plus littéraire que cinématographique, nous offre le temps et les mots pour nous comprendre et est donc irremplaçable. La série Les pays
d’en haut (2016-) est belle et bonne, mais le téléroman Les belles histoires
des pays d’en haut (1956-1970) reste meilleur, plus profond. Les chercheurs réunis dans Télé en
séries se penchent surtout sur des séries américaines. Ils ont eu un grand devancier. En 2001, au moment où l’excellent téléroman Le retour (19962001, TVA), des auteurs Anne Boyer et Michel d’Astous, tirait à sa fin, le regretté Jean-Pierre Desaulniers lui rendait un bel hommage en le présentant comme «la quintessence même de ce genre télévisuel ». Le retour, écrivait-il dans Le Devoir, c’est «une banalité déconcertante de situation, mais qui, justement, nous éclaire plus que n’importe quoi d’autre sur les multiples facettes de l’énigme humaine ».
Il devrait y avoir de la place, dans les fictions télé québécoises, autant pour la parole qui questionne et éclaire que pour l’action qui captive.