Le Devoir

Changer de garde-robe comme on change de chemise

La location de vêtements, une façon de s’habiller au goût du jour (sans y laisser sa peau)

- ÉMILIE FOLIE-BOIVIN COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Raphaëlle Bonin adorait la mode éphémère. Facile de renouveler sa garderobe à petit prix quand on trouve des manteaux de feutre à 40$, des cardigans millenial pink à 15$ et des jupes scintillan­tes parfaites pour le look des Fêtes à 19,99$. À la fin de chaque saison, elle donnait à ses amies ce qu’elle ne portait plus. Puis le cycle recommença­it. Jusqu’à ce qu’elle visionne The True Cost (disponible sur Netflix), un documentai­re-choc sur l’industrie du vêtement.

Voir dans quelles conditions de travail ces jolis — et si tentants! — t-shirts à 5$ étaient fabriqués ainsi que les conséquenc­es de cette industrie sur l’environnem­ent l’a profondéme­nt secouée. Comment continuer à aimer la mode, mais de manière plus intelligen­te? Raphaëlle a fait le pari de se lancer dans la location de vêtements avec sa compagnie Station service.

Rattraper le retard

Comparativ­ement aux États-Unis, où Rent the Runway, créé en 2009, connaît une immense popularité, ou encore à l’Europe, où on loue tant des vêtements pour enfants et des vêtements de ski (livrés à la station!) que des sacs à main Hermès, le marché de la location de vêtements reste assez jeune au Québec.

Ici, Chic Marie a ouvert la voie des abonnement­s à une garde-robe partagée il y a bientôt trois ans. «Quand on a commencé, c’était très difficile, car il fallait habituer les consommate­urs à une nouvelle manière de consom- mer», raconte Marie-Philip Simard, qui a fondé l’entreprise en janvier 2015.

La location est tout à fait en symbiose avec l’économie de partage si prisée des plus jeunes génération­s. On y adhère déjà pour nos moyens de transport (Communauto, Car2Go), nos outils (La Remise), nos appartemen­ts (Airbnb), nos repas (Share your Meals), nos espaces de travail (avec le coworking), alors, pourquoi pas avec nos chemisiers col Claudine ?

Deux entreprise­s à découvrir

Si le concept est semblable, la propositio­n de Chic Marie et celle de Station service diffèrent un brin l’une de l’autre.

Au départ, Marie-Philip, qui a quitté le droit pour démarrer sa start-up, souhaitait aider les jeunes profession­nelles à s’habiller sans se ruiner, mais elle a vite compris que les clientes

Les pièces des designers durent un peu plus longtemps, à cause de la qualité des tissus, de la coupe e t des coutures MARIE-PHILIP SIMARD

souhaitaie­nt des vêtements de tous les jours plutôt que d’élégants tailleurs. Avec ses vêtements provenant autant du Château et de Simons que de designers québécois, Chic Marie, qui a maintenant une branche à Toronto, embrasse un public assez large. Les millénaria­ux, les jeunes mamans à la recherche d’un nouveau style autant que les baby-boomers en préretrait­e se ruent vers la boutique en ligne afin de recevoir à la maison leurs boîtes mensuelles remplies de nouveaux vêtements. En 2018, s’ajoutera même une garde-robe de maternité ainsi qu’une autre pour tailles fortes.

Laver, une autre paire de manches

Station service, qui vient tout juste d’être lancée, s’est donné pour mission de mettre en valeur les créateurs québécois à travers des pièces sélectionn­ées par Raphaëlle Bonin. «J’ai remarqué que, si tu veux consommer plus intelligem­ment en t’habillant, les designers d’ici, à part les grands noms comme Ève Gravel ou Marie SaintPierr­e, ne sont pas toujours faciles à découvrir. En plus de les rendre plus accessible­s, mon but est que les femmes aient une collection minimale d’essentiels à la maison et qu’elles puissent bonifier leur garde-robe avec nous», note la jeune entreprene­ure issue du milieu culturel. Sa clientèle, âgée de 25 à 50 ans, trouve de quoi se vêtir dans cette garde-robe collective, autant pour Noël que pour un rendezvous important. Le prêt est pour sept jours et le tout est livré à vélo.

Pour les deux entreprise­s, chaque pièce est envoyée chez un nettoyeur à sec écologique qui utilise des produits bios. Leurs vêtements ne doivent surtout pas être lavés à la machine, afin de les préserver le plus longtemps possible. «On nettoie beaucoup trop nos vêtements, de toute façon, et c’est d’ailleurs l’une des causes de la pollution », note Raphaëlle Bonin, qui donne sur le blogue de Station service des conseils pour prendre soin des pièces de vêtement s’il arrive un pépin.

Quant à Chic Marie, où la location est d’une plus longue durée, si les clientes tiennent absolument à laver leurs vêtements loués, Marie-Philip exige que ceux-ci soit envoyés chez le nettoyeur à sec, et ce, peu importe que ces vêtements viennent de chez Reitmans ou qu’ils soient griffés Slak.

« Les pièces des designers durent un peu plus longtemps, à cause de la qualité des tissus, de la coupe et des coutures, mais les vêtements peuvent être portés au moins 30 fois avant d’être recyclés », note Marie-Philip Simard.

Déshabille­r Ève pour habiller Lou ?

Lorsqu’on demande aux designers ce qu’ils pensent de ce concept de location, on note chez eux une certaine ambivalenc­e. «Dans le fond, une cliente qui n’a pas le budget pour acheter une robe à 200$ ne l’achèterait pas de toute manière», souligne Judith Desjardins, designer de Bodybag by Jude. « Alors qu’avec la location, les gens portent nos vêtements et ceuxci sont exposés à la population. Indirectem­ent, ça nous fait de la publicité.» Mais ni Bodybag ni Annie 50, deux griffes québécoise­s dont les pièces ont été achetées et louées chez Chic Marie, n’ont eu vent d’avoir gagné des clientes grâce à cette vitrine ambulante.

Amélie Gingras-Rioux, designer et directrice générale d’Annie 50, a toutefois une crainte quant au concept. «J’ai peur que les gens ne veuillent plus acheter de vêtements. Qu’ils veulent juste louer sans vouloir avoir un morceau à eux. »

«Je comprends tout à fait les designers d’être inquiètes», dit Diane Lessard, qui enseigne la commercial­isation de la mode au collège LaSalle. « La philosophi­e des créateurs va davantage dans l’esprit du “slow fashion”, qui est de convaincre les gens d’acheter moins, mais de consommer mieux en investissa­nt dans un vêtement plus classique qui durera plus longtemps. »

Comme la consommatr­ice nordaméric­aine se procure chaque année 64 vêtements et accessoire­s en moyenne, la location est ici une belle option pour celles qui souhaitent avoir un look nouveau tous les jours sans nécessaire­ment se ruiner, tout en délaissant la mode éphémère. «La location peut être intéressan­te, car au fond, elle répond à un désir humain, mentionne Diane Lessard. Le besoin, c’est de se vêtir, et le désir, c’est le changement. C’est humain. On aime tous le changement ! »

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PHOTOS PEDRO RUIZ LE DEVOIR Comparativ­ement aux États-Unis ou encore à l’Europe, le marché de la location de vêtements reste assez jeune au Québec.
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Raphaëlle Bonin s’est lancée dans la location de vêtements avec Station service.

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