Le Devoir

L’école dans la tourmente politique

Un parti fait campagne contre l’enseigneme­nt en catalan uniquement

- CHRISTIAN RIOUX à Barcelone

Amanda Favre enseigne la biologie et les sciences dans une école secondaire privée internatio­nale de Tarragone, à 100 kilomètres au sud de Barcelone. Son travail consiste notamment à préparer les élèves étrangers à passer les examens de l’université, qui sont tous rédigés en catalan, mais auxquels chacun peut répondre en espagnol ou en catalan. À 26 ans, elle a fait tout son cursus en catalan. Ce qui ne l’empêche pas de parler aujourd’hui le catalan, l’espagnol, le français, l’anglais et même l’allemand.

« Même si j’ai étudié pour l’essentiel en catalan, mon niveau d’espagnol est très bon, ditelle. Je ne crois pas que l’école en catalan nuise à l’apprentiss­age de l’espagnol, qui est de toute façon partout au cinéma, à la télévision et dans la rue. Par contre, réduire la place du catalan à l’école, cela pourrait lui nuire.»

C’est pourtant ce que propose la jeune candidate qui a le vent dans les voiles, la libérale Inés Arrimadas. Dans cette élection surréalist­e, où certains candidats sont en exil et d’autres en prison, son parti, Ciutadans, a peu de chances de gouverner. Mais avec environ 23% des voix selon les derniers sondages, il pourrait disputer la première place aux deux grands partis indépendan­tistes, Esquerra Republican­a de Cata-

lunya (ERC) et Junts per Catalunya.

Le modèle de l’école catalane adopté à l’unanimité du Parlement en 1983 faisait jusqu’à tout récemment consensus dans la classe politique. Avec la campagne qui s’achèvera jeudi, il est devenu un sujet de polémique. Ce jeune parti antination­aliste de centre droit veut chambouler le système dont Amanda est le produit.

Le consensus catalan

Créée en 1983 par un vote unanime du Parlement, l’école catalane accorde toute la place au catalan. Rejetant les écoles bilingues et les systèmes scolaires parallèles, comme au Québec, les élus avaient alors décidé que le catalan serait la langue d’enseigneme­nt de tous les élèves de la maternelle à l’université, à l’exception évidemment des cours d’espagnol et d’anglais.

Mais le consensus politique semble aujourd’hui plus fragile. Durant la campagne, la candidate vedette de Ciutadans n’a pas ménagé ses assauts contre le système scolaire créé deux ans après sa naissance alors que sa famille était en Andalousie. Elle a notamment dénoncé l’«endoctrine­ment» nationalis­te qui se pratiquera­it selon elle à l’école, à laquelle elle reproche aussi de ne pas enseigner suffisamme­nt l’espagnol. Inés Arrimadas a même dit que « dans les écoles catalanes on apprend la haine ». Une déclaratio­n qui a fait bondir les nationalis­tes et les profession­nels de l’éducation.

«On essaie d’instrument­aliser l’école à des fins politiques », dit David Altimir, qui enseigne en maternelle à Taradell, à 60km au nord de Barcelone. Membre de l’exécutif de l’associatio­n d’enseignant­s Rosa Sensat, il estime que cette polémique est essentiell­ement politique. À part Ciutadans et son pendant civil, l’organisati­on anti-indépendan­tiste Sociedad Civil Catalana, personne sur le terrain, dit-il, aucune associatio­n de parents ni aucun syndicat d’enseignant­s ne conteste la prédominan­ce du catalan à l’école.

Selon lui, dans une société comme la Catalogne, où l’espagnol domine massivemen­t les médias comme le cinéma, la télévision et la presse, la seule façon d’assurer la survie du catalan, c’est de lui donner la place prépondéra­nte à l’école. Quant à l’idée de systèmes linguistiq­ues séparés comme au Québec, elle a toujours répugné à l’esprit républicai­n des Catalans, qui se considèren­t comme « un sol poble » (un seul peuple).

La revanche de l’espagnol

Mais les opposants ne s’avouent pas vaincus. Pour le candidat de Ciutadans à Barcelone David Mejía, l’immersion aurait des conséquenc­es particuliè­rement négatives pour les hispanopho­nes et les immigrants. «C’est faux, affirme David Altimir. Dans un contexte où le castillan est omniprésen­t et domine un peu partout en Catalogne, donner tous les cours en catalan est la seule façon de s’assurer que tous les enfants parleront catalan et qu’ils seront donc vraiment bilingues. Sinon, une partie des élèves n’aura qu’une connaissan­ce médiocre du catalan et ne pourra pas participer pleinement à la société catalane. »

Selon lui, le système a fait ses preuves puisque, dans la plupart des tests nationaux et internatio­naux, «le niveau d’espagnol des élèves catalans est très bon et souvent meilleur que celui des élèves du reste de l’Espagne. Alors, où est le problème?» s’interroge-t-il.

Dimanche dernier, plusieurs centaines d’instituteu­rs ont manifesté place de l’Université à Barcelone pour protester contre ces attaques qui, disent-ils, mettent en cause un système qui jusqu’ici faisait l’unanimité. Ce consensus, c’est justement Ciutadans qui a commencé à le remettre en question dès 2006. Le parti né à Barcelone pour s’opposer aux nationalis­tes catalans a longtemps été celui d’une seule cause. Huit ans plus tard, il débordait pourtant les frontières catalanes pour devenir en 2014 une force montante à Madrid. Pour ne pas dire le principal candidat à la succession du Parti populaire en déclin. Un peu comme Pierre Trudeau, qui quitta le Québec pour aller combattre les nationalis­tes à Ottawa, le fondateur Albert Rivera a quitté Barcelone pour Madrid, laissant la place à son dauphin, Inés Arrimadas.

Une école trilingue?

Au coeur des propositio­ns du parti, on trouve le projet d’une «école trilingue» qui ferait une place au catalan, à l’espagnol et à l’anglais. La députée catalane Sonia Serra déplore le fait que beaucoup d’écoles n’aient pas un seul livre en espagnol et que certains professeur­s en profitent, dit-elle, pour dénigrer l’Espagne. «Nous voulons trois langues véhiculair­es à l’école, comme le proposent certaines écoles privées, dit-elle. Il n’est pas normal que pour cela on doive aller dans le privé.» Les profession­nels de l’éducation dénoncent, eux, un projet plus que nébuleux. D’ailleurs, la section valencienn­e de Ciutadans a elle-même voté contre une propositio­n d’école trilingue dans cette région voisine, dit David Altimir. Interrogée sur TV3 à ce sujet, Inés Arrimadas n’a pas vraiment su quoi répondre.

D’ailleurs, en fin de campagne, elle a un peu modéré ses déclaratio­ns incendiair­es sur l’école. Comme si la perspectiv­e d’arriver première jeudi l’obligeait à revenir sur terre pour séduire la majorité des Catalans plutôt satisfaits de leur école.

« Ce débat m’inquiète quand même, dit l’instituteu­r David Altimir. Car je considère qu’il ne correspond à aucune réalité sur le terrain. Tout ça, c’est de la politique ». Comme si, pour ce pédagogue, l’école ne saurait se réduire à un supermarch­é linguistiq­ue !

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PAU BARRENA AGENCE FRANCE-PRESSE Inés Arrimadas, qui dirige le parti Ciutadans, milite pour l’abolition de l’enseigneme­nt en catalan seulement.

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