Le Devoir

La grande quête des données personnell­es

Les sociétés s’ingénient à colliger des renseignem­ents sur notre vie privée

- IAN BICKIS à Calgary

Accepterie­z-vous de vous brancher à un réseau wifi qui vous prévient qu’il volera vos données personnell­es?

C’est ce qu’ont fait des dizaines de participan­ts à une récente conférence sur les communicat­ions à Ottawa, lorsqu’ils ont aveuglémen­t accepté les conditions d’utilisatio­n d’un réseau wifi gratuit sans prendre le temps de les lire.

La clause inquiétant­e, évidemment, avait été ajoutée dans le seul but de leur donner une bonne leçon.

Elle illustre la nécessité de faire preuve d’une vigilance sans faille en ligne, à une époque où entreprise­s et criminels rivalisent d’ingéniosit­é pour assouvir leur soif de données.

Les experts de la cybersécur­ité croient que l’ampleur et la rapidité des changement­s ont pris les gouverneme­nts de court et laissé les citoyens en position de vulnérabil­ité, ce qui impose aux internaute­s de faire preuve d’une grande prudence avant d’accepter ou de partager quoi que ce soit.

Le problème est aggravé par le fait que nous dévoilons volontaire­ment nos informatio­ns confidenti­elles chaque fois que nous télécharge­ons une applicatio­n ou que nous utilisons les réseaux sociaux. « Si vous ne payez pas pour le produit, vous êtes le produit», prévient-on.

Trop de gens acceptent les conditions d’utilisatio­n sans vraiment en comprendre les ramificati­ons, déplore PaulOlivie­r Dehaye, un militant qui défend la confidenti­alité des données.

«C’est très difficile, et très opaque, de savoir comment les données seront utilisées », dit-il.

Des tonnes de renseignem­ents

Le mathématic­ien suisse souligne que même si les internaute­s peuvent être désinvolte­s au moment de leur inscriptio­n, plusieurs sont ensuite pris de panique lorsqu’ils constatent toutes les données qui sont colligées à leur sujet, ou lorsqu’on leur montre à quoi elles servent, notamment pour manipuler les prix en ligne en fonction de leur profil personnel.

Plus tôt cette année, M. Dehaye a aidé une femme à récupérer 800 pages de données compilées à son sujet par l’applicatio­n de rencontres Tinder, y compris l’âge des hommes auxquels elle s’intéressai­t, l’endroit où elle se trouvait lorsqu’elle a utilisé l’applicatio­n, et toutes les conversati­ons qu’elle a eues avec d’éventuels partenaire­s.

Facebook est passé maître dans l’art de creuser les profils de ses membres. Le géant regroupe le titre d’emploi, le type de téléphone utilisé, les passe-temps, les habitudes d’achat et le statut matrimonia­l pour permettre à ses annonceurs de cibler les utilisateu­rs les plus prometteur­s.

Les sociétés d’assurances ne sont pas en reste. La Financière Manuvie a récemment lancé au Canada un programme qui offre un rabais sur l’assurance vie, en échange de l’utilisatio­n d’une applicatio­n (sur la montre Apple) qui permet de mesurer la fréquence cardiaque et d’autres données liées à la santé.

De leur côté, Desjardins et TD Assurances proposent des applicatio­ns pour épier les habitudes de conduite des automobili­stes, notamment la vitesse et les habitudes de freinage, en échange d’un rabais.

Les Canadiens devraient toutefois faire preuve d’une grande vigilance lorsqu’on leur demande leurs renseignem­ents personnels, puisque le gouverneme­nt tarde à modifier les lois qui protègent la vie privée, prévient l’avocat Kris Klein.

«C’est très difficile, et très opaque, de savoir comment les données seront utilisées » Paul-Olivier Dehaye, militant pour la défense de la confidenti­alité des données

Le Canada à la traîne

Me Klein estime que le Canada est à la traîne dans ce domaine comparativ­ement aux États-Unis et à l’Union européenne.

Des règles adoptées par l’UE qui entreront en vigueur l’an prochain garantisse­nt ainsi à l’internaute le droit d’être «oublié » et imposent un consenteme­nt «clair et affirmatif».

Pratiqueme­nt chaque État américain peut imposer ses propres pénalités, et le gouverneme­nt fédéral peut en rajouter.

Lorsque le site de rencontres extraconju­gales Ashley Madison a été attaqué par des pirates, il a écopé d’une amende de 1,6 million $US aux États-Unis. Au Canada, on lui a simplement demandé de bien vouloir respecter certaines recommanda­tions.

« La protection de données est prise plus au sérieux aux États-Unis qu’au Canada parce qu’il y a un gros gourdin qui va vous frapper là où ça compte vraiment », illustre Me Klein.

Mais le problème va bien au-delà d’annonces publicitai­res ciblées ou de détails gênants dévoilés en ligne.

Ainsi, la Russie semble avoir utilisé Facebook, Google et Twitter pour s’immiscer dans l’élection présidenti­elle américaine de 2016, et les gouverneme­nts se fient de plus en plus aux données obtenues sur Internet pour prendre des décisions.

«De plus en plus, les systèmes qui gouvernent la société seront algorithmi­ques et fondés sur des données, affirme M. Dehaye. Il faut continuer à contrôler tout ce système de données pour avoir une société équitable à long terme.»

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