Le Devoir

La révolution inachevée de l’arrêt Jordan

- ME BRUNO GÉLINAS-FAUCHER Avocat et candidat au doctorat à l’Université de Cambridge

On apprenait vendredi dernier que Nathalie Normandeau a déposé une requête invoquant l’arrêt Jordan de la Cour suprême afin de demander un arrêt des procédures à son égard. Si la requête est acceptée, l’affaire Normandeau s’ajoutera à une liste de plus de 200 affaires criminelle­s ayant fait l’objet d’un arrêt des procédures en raison de délais excessifs depuis le prononcé de l’arrêt Jordan. Face à cette crise, Ottawa et Québec ont déployé des efforts considérab­les visant à accélérer le déroulemen­t des procès criminels, que ce soit en augmentant les effectifs de juges ou en modernisan­t la procédure pénale.

Il existe pourtant un autre aspect fondamenta­l de cette crise qui échappe présenteme­nt au débat public, à savoir le type de réparation que peuvent réclamer les inculpés victimes de délais déraisonna­bles. Si l’arrêt des procédures est actuelleme­nt le seul remède ordonné par nos tribunaux, certaines options s’offrent à nos gouverneme­nts pour réévaluer cette question et ainsi répondre de façon plus adéquate à la crise actuelle.

C’est la Cour suprême, dans l’affaire R. c. Rahey de 1987, qui a imposé l’arrêt des procédures comme seule option possible pour remédier à une violation de droit d’être jugé dans un délai raisonnabl­e garanti par l’article 11b) de la Charte canadienne. Ce précédent, maintenant vieux de trente ans, repose toutefois sur des fondations très faibles et plusieurs signes semblent laisser croire que la Cour suprême pourrait aujourd’hui changer son fusil d’épaule.

La Cour s’est d’ailleurs elle-même contredite sur cette question. Moins d’un an avant l’arrêt Rahey, une majorité de juges avaient conclu dans l’affaire Mills c. La Reine que les tribunaux n’étaient pas limités à ordonner l’arrêt des procédures. L’un des juges soulignait alors que cette «réparation draconienn­e» devait être réservée «aux cas les plus criants». D’autres types de réparation devraient plutôt être favorisés, comme une ordonnance visant à accélérer les procédures ou bien une réduction de la peine si l’inculpé était reconnu coupable à l’issue du procès.

Contradict­ion apparente

Cette contradict­ion apparente fut soulignée dans le rapport final du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constituti­onnelles publié en juin dernier. Le Comité y fait ainsi une recommanda­tion audacieuse visant à demander par voie de renvoi à la Cour suprême si, en cas de délais déraisonna­bles, d’autres solutions de rechange moins draconienn­es pourraient se substituer à l’arrêt des procédures.

La ministre fédérale de la Justice, Jody Wilson-Raybould, n’a toutefois exprimé aucun intérêt pour cette solution. Malgré l’inaction du fédéral, Québec pourrait tout de même prendre les devants et procéder à un renvoi devant la Cour d’appel. Si besoin est, la cause pourrait ensuite être portée en appel devant la Cour suprême, forçant ainsi la main au fédéral.

Somme toute, le débat actuel tient pour acquis que Nathalie Normandeau et tous les autres accusés invoquant l’arrêt Jordan pourront échapper à la justice s’ils sont victimes de délais déraisonna­bles. Cette prémisse pourrait toutefois s’avérer fausse, et la Cour suprême pourrait bien conclure que l’arrêt des procédures n’est pas la seule solution en cas de délais excessifs.

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