La révolution inachevée de l’arrêt Jordan
On apprenait vendredi dernier que Nathalie Normandeau a déposé une requête invoquant l’arrêt Jordan de la Cour suprême afin de demander un arrêt des procédures à son égard. Si la requête est acceptée, l’affaire Normandeau s’ajoutera à une liste de plus de 200 affaires criminelles ayant fait l’objet d’un arrêt des procédures en raison de délais excessifs depuis le prononcé de l’arrêt Jordan. Face à cette crise, Ottawa et Québec ont déployé des efforts considérables visant à accélérer le déroulement des procès criminels, que ce soit en augmentant les effectifs de juges ou en modernisant la procédure pénale.
Il existe pourtant un autre aspect fondamental de cette crise qui échappe présentement au débat public, à savoir le type de réparation que peuvent réclamer les inculpés victimes de délais déraisonnables. Si l’arrêt des procédures est actuellement le seul remède ordonné par nos tribunaux, certaines options s’offrent à nos gouvernements pour réévaluer cette question et ainsi répondre de façon plus adéquate à la crise actuelle.
C’est la Cour suprême, dans l’affaire R. c. Rahey de 1987, qui a imposé l’arrêt des procédures comme seule option possible pour remédier à une violation de droit d’être jugé dans un délai raisonnable garanti par l’article 11b) de la Charte canadienne. Ce précédent, maintenant vieux de trente ans, repose toutefois sur des fondations très faibles et plusieurs signes semblent laisser croire que la Cour suprême pourrait aujourd’hui changer son fusil d’épaule.
La Cour s’est d’ailleurs elle-même contredite sur cette question. Moins d’un an avant l’arrêt Rahey, une majorité de juges avaient conclu dans l’affaire Mills c. La Reine que les tribunaux n’étaient pas limités à ordonner l’arrêt des procédures. L’un des juges soulignait alors que cette «réparation draconienne» devait être réservée «aux cas les plus criants». D’autres types de réparation devraient plutôt être favorisés, comme une ordonnance visant à accélérer les procédures ou bien une réduction de la peine si l’inculpé était reconnu coupable à l’issue du procès.
Contradiction apparente
Cette contradiction apparente fut soulignée dans le rapport final du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles publié en juin dernier. Le Comité y fait ainsi une recommandation audacieuse visant à demander par voie de renvoi à la Cour suprême si, en cas de délais déraisonnables, d’autres solutions de rechange moins draconiennes pourraient se substituer à l’arrêt des procédures.
La ministre fédérale de la Justice, Jody Wilson-Raybould, n’a toutefois exprimé aucun intérêt pour cette solution. Malgré l’inaction du fédéral, Québec pourrait tout de même prendre les devants et procéder à un renvoi devant la Cour d’appel. Si besoin est, la cause pourrait ensuite être portée en appel devant la Cour suprême, forçant ainsi la main au fédéral.
Somme toute, le débat actuel tient pour acquis que Nathalie Normandeau et tous les autres accusés invoquant l’arrêt Jordan pourront échapper à la justice s’ils sont victimes de délais déraisonnables. Cette prémisse pourrait toutefois s’avérer fausse, et la Cour suprême pourrait bien conclure que l’arrêt des procédures n’est pas la seule solution en cas de délais excessifs.