L’octogénaire Blanche-Neige est increvable
Ayant 80 balais, les cheveux noirs comme l’ébène, la peau blanche comme la neige, les lèvres rouges comme le sang, Blanche-Neige demeure aussi fraîche que le soir de la première, à Los Angeles, du film Blanche-Neige et les sept nains, le 21 décembre 1937. L’année suivante, la gracieuse princesse avait toutes les raisons de fredonner Un jour mon prince viendra puisqu’il permet à Walt Disney de remporter le Grand Prix à la Mostra de Venise.
«On y trouve bien un sentimentalisme un peu forcé et quelques scènes où le grotesque l’emporte sur la poésie, mais dans l’ensemble la délicatesse des sentiments est la note dominante», écrivait quelques décennies plus tard le regretté critique Robert-Claude Bérubé. À ce classique de Disney, qu’il vit à six ans et grâce auquel il découvrit sa passion pour le cinéma, le créateur des cotes artistiques de l’agence de presse Médiafilm accorda un (3), ce qui signifie «très bon».
Considéré par plusieurs critiques et spectateurs comme un chef-d’oeuvre, ce premier long métrage d’animation des studios Disney valut à Walt Disney un Oscar honorifique en 1939. Pour la petite histoire, on lui remit, en plus de la célèbre statuette, sept versions miniatures de celle-ci.
Dans le top des cent meilleurs films de tous les temps de l’American Film Institute (AFI), Blanche-Neige et les sept nains se trouve au
49e rang, entre Les dents de la mer (1975), de Steven Spielberg et Butch Cassidy et le Kid (1969), de George Roy Hill.
À défaut d’être la plus belle, la méchante reine trône fièrement au 10e rang des cinquante meilleurs vilains de l’AFI, entre Regan MacNeil (Linda Blair) de L’exorciste (1973), de William Friedkin, et Michael Corleone (Al Pacino), du Parrain, 2e partie (1974), de Francis Ford Coppola. Aucune trace de la princesse à la voix haut perchée du côté des bons. Il est vrai qu’aux côtés des Clarice du Silence des agneaux, Ripley d’Alien et Marge de Fargo, elle paraît bien nunuche…
Première princesse d’une lignée lucrative
Bien que née en 1812 sous la plume des frères Grimm, inspirés par différents contes de leur Allemagne natale, la Blanche-Neige qui a marqué au fer rouge l’imaginaire des enfants est celle imaginée par Walt Disney en 1937. D’autres princesses sorties des studios Disney ont pris la relève dans le coeur des fillettes, dont Cendrillon (1950), Jasmine (Aladdin, 1992), Tiana (La princesse et la grenouille, 2009) et Merida (Rebelle, 2012), la première à refuser sa main à tous ses prétendants! En 2012, quand Disney a racheté Lucasfilm, la regrettée Carrie Fisher a écrit sur Twitter: «Je suis une princesse Disney!»
Si Leia s’est battue toute sa vie contre l’Empire, offrant aux jeunes filles l’image opposée de la princesse en détresse, qu’a donc fait pour elles Blanche-Neige ? Vous en connaissez beaucoup, des filles de 14 ans qui accompliraient, en chantant, les tâches ménagères pour sept vieillards malcommodes sans rémunération? À défaut d’être un modèle féminin inspirant, la pauvre Blanche-Neige, à l’instar de ses acolytes, sert à remplir les coffres de Disney en apparaissant sur divers produits, de la tasse à café au parapluie, en passant par la robe de nuit et la petite culotte.
Autre temps, autres moeurs
Le mois dernier, la princesse Aurore, du conte La belle au bois dormant, adapté par le merveilleux monde de Disney en 1959, faisait les manchettes en raison d’accusation d’inconduite sexuelle contre son prince. De fait, une mère de famille britannique de Northumberland, Sarah Hall, a voulu faire interdire la lecture de ce conte de fées dans l’école que fréquente son fils de six ans.
Le prétexte: le baiser d’amour que donne le prince Philip à Aurore, la sortant ainsi d’un sommeil de cent ans, n’est pas consenti par la principale intéressée. Imaginez la réaction de la dame si elle avait lu l’une des versions des frères Grimm, évidemment destinée aux adultes, où la princesse demeure inerte après que le prince l’eut violée…
Il est étonnant que madame Hall n’ait pas exigé le retrait de Blanche-Neige et les sept nains, puisque le prince charmant y commet un acte doublement répréhensible. Non seulement se permet-il d’embrasser la douce enfant — avec la complicité des sept nains! —, mais celle-ci gît dans son cercueil de verre. Pédophile et nécrophile, le jeune homme ?
S’il fallait passer au peigne fin chaque conte de notre enfance, peu d’entre eux atterriraient entre les mains de nos enfants. La Belle tombet-elle amoureuse de la Bête ou souffre-t-elle du syndrome de Stockholm? Quelle idée que de mourir d’amour comme la petite sirène pour un homme qui en aime une autre? Et que dire de Cendrillon, qui épouse un prince après quelques tours sur le plancher de danse ?
Certes, on a voulu moderniser l’image de Blanche-Neige à travers diverses adaptations (on vous épargne les parodies pornographiques!), lui donnant l’allure d’une femme maîtresse de sa destinée (Miroir, miroir de Tarsem Singh, 2012) ou d’une guerrière sans peur (Blanche-Neige et le chasseur, Rupert Sanders, 2012). Au bout du compte, son seul but demeure celui d’épouser le prince afin qu’ils vivent heureux et aient beaucoup d’enfants.
Si le destin de Blanche-Neige n’a rien pour faire rêver la fillette d’aujourd’hui, il a au moins le mérite d’inspirer plus d’une créatrice. En 2011, à travers deux Drames de princesses d’Elfriede Jelinek, Sophie Cadieux réglait le cas de Blanche-Neige et d’Aurore en les transformant en personnages subversifs.
L’an prochain, Anne Fontaine (Les innocentes) dévoilera sa propre lecture du célèbre conte. Isabelle Huppert y incarnera la méchante belle-mère, tandis que Lou de Laâge jouera une jeune femme qui hésite entre sept prétendants, parmi lesquels Charles Berling, Benoît Magimel et l’acteur québécois Richard Fréchette. La cinéaste française promet une comédie à saveur érotique… Bref, l’oie blanche octogénaire n’a pas fini de nous en faire voir de toutes les couleurs.