Le Devoir

Les 100 ans de la motion Joseph-Napoléon Francoeur

- GILLES LAPORTE Historien et professeur au cégep du Vieux Montréal

Il y a exactement un siècle, le 21 décembre 1917, le jeune député Joseph-Napoléon Francoeur déposait une motion fracassant­e avec l’assentimen­t de son chef, le premier ministre libéral Lomer Gouin : « Que cette Chambre est d’avis que la province de Québec serait disposée à rompre le pacte fédératif de 1867 si, dans les autres provinces, on croit qu’elle est un obstacle à l’union, au progrès et au développem­ent du Canada. »

La tentation est forte d’y voir la preuve que le mouvement souveraini­ste plonge des racines profondes dans l’histoire, et à quel point la fédération canadienne est dysfonctio­nnelle depuis longtemps, au point d’engendrer des libéraux souveraini­stes ! L’historiogr­aphie a cependant montré qu’il s’agissait en fait d’un bluff opéré par Québec afin de clairement indiquer au Canada anglais que le Québec en avait assez de subir des vexations et qu’il pouvait fort bien choisir de renoncer au pacte de 1867 (notons que le statut politique éventuel du Québec n’est pas précisé. Serait-ce pour redevenir une colonie britanniqu­e distincte?). De fait, la fameuse motion sera finalement retirée, le gouverneme­nt jugeant que l’objectif consistant à mettre en garde le reste du Canada avait été atteint.

La portée de la fameuse motion Francoeur n’est cependant pas négligeabl­e, d’abord du fait de son retentisse­ment à l’époque: littéralem­ent tous les journaux en parlent, généraleme­nt avec force émotions, ceux du Québec lui trouvant des accents patriotiqu­es, ceux du Canada anglais y voyant matière à s’alarmer. Car la motion Francoeur clôture en effet l’année sans doute la plus calamiteus­e de l’histoire canadienne, marquée par l’hécatombe de la Première Guerre mondiale, les émeutes innombrabl­es lors des opérations de recrutemen­t et bien sûr par la décision du gouverneme­nt fédéral d’imposer la conscripti­on, malgré ses engagement­s initiaux et malgré la féroce opposition du Québec.

Une élection dramatique

La plupart des comptes-rendus de la motion Francoeur méconnaiss­ent cependant le contexte immédiat essentiel pour comprendre le geste du député de Lotbinière, soit les résultats de l’élection fédérale de décembre 1917, sans doute la plus dramatique de l’histoire canadienne. Afin d’imposer la conscripti­on, le gouvernent conservate­ur de Robert Borden déclenche des élections visant à former un gouverneme­nt d’union ralliant toutes les forces politiques favorables à l’effort de guerre à outrance. Il compte ainsi draper l’enrôlement obligatoir­e de la légitimité démocratiq­ue.

Le gouverneme­nt d’union, le seul dans l’histoire canadienne, est bien plébiscité par le Canada anglais, mais battu à plate couture au Québec, où Wilfrid Laurier refuse d’y participer, enjoignant à ses compatriot­es d’affirmer leur position anticonscr­iptionnist­e en demeurant fidèles au Parti libéral. Résultat, le gouverneme­nt d’union ne parvient à faire élire que 3 députés sur 65 au Québec. Le lien est dès lors direct avec la motion Francoeur déposée quatre jours plus tard. Il s’agit bien d’un geste spectacula­ire posé par la succursale québécoise du Parti libéral pour riposter au coup de force d’un gouverneme­nt conservate­ur déguisé en gouverneme­nt d’union afin d’isoler l’opposition à la conscripti­on et de mettre en boîte le Parti libéral du Canada.

Si la motion Francoeur ne peut donc être affiliée au mouvement souveraini­ste contempora­in, elle pose en revanche un sérieux problème à ce dernier. En effet, pour expliquer que la souveraine­té n’émerge sur la scène politique qu’à compter de 1960, on invoque souvent que cette option n’était pas même pensable de la part d’élites traditionn­elles asphyxiées par le colonialis­me. Or, à sa face même, la motion Francoeur, malgré le fait qu’elle s’avère une manoeuvre politique, témoigne que la souveraine­té était non seulement concevable en 1917, mais qu’elle pouvait même s’exprimer sur la scène politique à l’Assemblée législativ­e.

Or, comment réagissent alors les chefs nationalis­tes québécois, les Henri Bourassa, Lionel Groulx et Armand Lavergne, ceux-là mêmes à l’avant-garde des droits nationaux du Québec pour dénoncer les «Prussiens de l’Ontario»? Quelle position ont-ils prise à propos de la controvers­ée motion Francoeur? Aucune. C’est à peine si Le Devoir et Le Nationalis­te rapportent l’événement avec un brin de cynisme. Clairement, il s’agissait pour eux de ne pas cautionner une motion présentée par un gouverneme­nt libéral, peu importe si elle revêtait une portée historique.

En posant la souveraine­té du Québec comme une option concevable et pensable, la motion Francoeur montre qu’on disculpe peut-être trop facilement les nationalis­tes du temps, tels Groulx ou Bourassa, de ne pas l’avoir euxmêmes aussi clairement formulée. Décidément, la motion libérale du député Francoeur avait bien atteint tous ses objectifs: effrayer le Canada anglais et mettre en boîte les nationalis­tes du Québec.

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