Le Devoir

La fixation des prix serait chose courante

Les compagnies en retirent des bénéfices sans encourir de grands risques, selon des experts

- ALEKSANDRA SAGAN à Vancouver

Le stratagème de fixation des prix du pain qui a récemment éclaté au grand jour, après 14 années d’existence, ne surprend pas les experts, qui préviennen­t que ce genre de pratique est à la fois courante et alléchante à travers le pays. Les bénéfices que les compagnies peuvent en retirer, disent-ils, pèsent nettement plus lourds que les pénalités dont elles pourraient écoper et que la perte de confiance des consommate­urs.

Les géants George Weston et Compagnies Loblaw ont reconnu mardi avoir participé à un tel stratagème entre la fin de 2001 et le début de 2015. Ils prétendent avoir averti le Bureau de la concurrenc­e lorsqu’ils ont découvert l’existence de ces manoeuvres, en retour d’une immunité qui leur permet d’échapper à d’éventuelle­s accusation­s criminelle­s et autres pénalités.

Selon des documents déposés en cour, l’agence fédérale enquête aussi sur une possible participat­ion de Canada Bread, Walmart, Sobeys, Metro et Tigre géant, en plus «d’autres personnes connues et inconnues ».

On ne dispose que de peu de détails concernant l’enquête et aucune accusation criminelle n’a encore été portée. Plusieurs de ces compagnies ont dit croire qu’elles et leurs employés n’ont pas enfreint la loi et ajouté qu’elles collaboren­t pleinement avec l’enquête.

«Les stratagème­s de fixation des prix sont en fait très courants», a dit Jim Brander, un professeur de l’Université de la Colombie-Britanniqu­e. Pour les épiciers, dont les marges sont très minces, une hausse même modeste des prix peut générer des profits importants, explique-t-il.

Entre 2001 et 2015, l’indice des prix à la consommati­on (IPC) pour le pain et les produits semblables a bondi de 96 %, selon Statistiqu­e Canada. En comparaiso­n, pendant la même période, l’IPC pour tous les aliments achetés en épicerie a progressé de 45%.

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S’il y avait dix ou vingt fournisseu­rs [de pain] qui approvisio­nnaient tous ces supermarch­és, le risque de collusion serait beaucoup moindre Fred Lazar, enseignant de l’Université York

Amendes et prison

Historique­ment, les amendes dont risquaient d’écoper les compagnies étaient insignifia­ntes comparativ­ement aux profits qu’elles pouvaient engranger, a dit M. Brander, donc la menace de pénalités n’avait pas un grand effet dissuasif. Les pénalités pour complot — qui englobent les stratagème­s de fixation des prix — prévoient des amendes qui peuvent atteindre 25 millions et jusqu’à 14 ans de prison, voire les deux. Les pénalités précédente­s étaient de 10 millions et 5 ans.

Les accusation­s portées récemment par le Bureau de la concurrenc­e relativeme­nt à un stratagème de fixation dans l’industrie du chocolat ont été abandonnée­s. Plusieurs individus ont aussi été accusés et mis à l’amende pour avoir participé à un cartel des prix de l’essence au Québec.

Le fait que les principale­s épiceries du Canada aient pu passer sous le radar pendant 15 ans démontre à quel point il est difficile de repérer de tels stratagème­s, remarque Fred Lazar, un enseignant de l’Université York.

«Le Bureau de la concurrenc­e a besoin de les prendre en flagrant délit, a-t-il dit. Une note interne, une lettre, quelque chose dans un ordinateur qui indiquerai­t essentiell­ement: “Oui, vous savez, mon concurrent et moi coopérons et nous gonflons les prix.”» Sans ça, ajoute-t-il, l’agence fédérale peine à prouver qu’il y a collusion.

Le Bureau de la concurrenc­e a publié des extraits de conversati­ons enregistré­es lors de son enquête sur les prix de l’essence au Québec. On entend clairement un des participan­ts dire à un autre que le prix passera à 95,4 ¢ le litre à 10 h.

Peu de concurrenc­e

Les détaillant­s éclaboussé­s par la nouvelle affaire ont probableme­nt choisi de manipuler le prix du pain, au lieu de celui d’un autre produit, en raison du faible nombre de joueurs, selon M. Lazar.

Le Canada ne compte que quelques grossistes du pain, comme la division de boulangeri­e de George Weston et Canada Bread, et seulement une poignée d’épiceries d’envergure nationale. «S’il y avait dix ou vingt fournisseu­rs qui approvisio­nnaient tous ces supermarch­és, le risque de collusion serait beaucoup moindre », a dit M. Lazar.

Il estime qu’il est peu probable qu’un tel stratagème touche le prix d’autres produits, puisque les domaines sont rares où on retrouve si peu de fournisseu­rs, dont un qui est la propriété de la société mère d’un titan comme Loblaw. George Weston et Loblaw se disent persuadées qu’aucune entente du genre ne touche d’autres produits.

Il est aussi peu probable de voir les consommate­urs déserter les compagnies concernées, selon M. Brander, puisque les consommate­urs ont la mémoire courte. La manière dont les compagnies gèrent la situation pourrait même rehausser la confiance de leurs clients, croit-il.

Loblaw et George Weston affirment avoir informé le Bureau de la concurrenc­e dès qu’ils ont découvert le stratagème, et Loblaw offre aux clients admissible­s une carte-cadeau de 25$ en indemnisat­ion.

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DOUG IVES LA PRESSE CANADIENNE Les géants George Weston et Compagnies Loblaw ont reconnu mardi avoir participé à un stratagème de fixation des prix entre la fin de 2001 et le début de 2015.

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