Le Devoir

L’avortement suscite toujours des débats enflammés trente ans après sa décriminal­isation

- BRETT BUNDALE

En janvier, la décision Morgentale­r de la Cour suprême du Canada célébrera son 30e anniversai­re.

Le 28 janvier 1988, le plus haut tribunal du pays avait en effet invalidé une loi criminalis­ant l’avortement, sauf dans les cas où un comité de médecins établissai­t que la grossesse constituai­t une menace pour la vie ou la santé de la femme.

La Cour suprême avait jugé la loi inconstitu­tionnelle, estimant qu’elle allait à l’encontre du droit à la vie, à la liberté et à la sécurité garanti par la Charte canadienne des droits et libertés.

«Bravo pour toutes les femmes du Canada », avait déclaré Henry Morgentale­r, médecin et défenseur du droit à l’avortement, à l’extérieur de la salle d’audience de la Cour suprême. «Les femmes du Canada ont enfin obtenu justice!»

Trente ans plus tard, cette décision historique est toujours la pierre d’assise du droit à l’avortement au pays.

Mais le sujet continue de susciter des débats enflammés. Les opposants à l’interrupti­on volontaire de grossesse comme ses défenseurs demandent au gouverneme­nt de légiférer, les premiers pour interdire ou limiter l’accès à l’avortement, les seconds pour l’améliorer et mettre un terme au harcèlemen­t dont sont victimes les médecins qui pratiquent l’interventi­on et les patientes.

«Même si 30 années se sont écoulées depuis que la loi contre l’avortement a été invalidée au Canada, nous sommes encore confrontés aux mêmes problèmes», a déploré Arlene Leibovitch, la veuve d’Henry Morgentale­r et propriétai­re des cliniques Morgentale­r d’Ottawa et de Toronto.

Selon Mme Leibovitch, les militants antiavorte­ment se rassemblen­t souvent devant les cliniques qui offrent le service, brandissan­t des images horribles et intimidant les médecins et les patientes.

«La clinique Morgentale­r à Ottawa a fait l’objet de manifestat­ions parmi les plus brutales à avoir eu lieu au pays et le droit des femmes à la vie privée a été très compromis, a rappelé Mme Leibovitch. C’est extrêmemen­t stressant, à la fois pour le personnel et pour les patientes, de se faire pratiqueme­nt attaquer par des affiches et des gens qui leur hurlent à la tête alors qu’ils entrent dans la clinique.»

Une loi de l’Ontario visant à créer une «bulle de protection» autour des cliniques d’avortement devrait entrer en vigueur sous peu. Mais Arlene Leibovitch se demande pourquoi la province a mis trois décennies à réagir.

« Comment ce type de situation peut-il encore se produire aujourd’hui alors que l’avortement est légal depuis 30 ans ? »

Un vide juridique

Avec la décision rendue par la Cour suprême en 1988, le Canada est devenu l’un des rares pays à ne pas avoir de loi interdisan­t ou assurant l’accès à l’avortement.

Les politicien­s et les militants opposés à l’avortement ont déployé beaucoup d’efforts pour remédier à ce vide juridique. Ils soutiennen­t que l’intention du tribunal n’était pas de supprimer toutes les restrictio­ns, mais plutôt de faire en sorte que ces restrictio­ns n’enfreignen­t pas les droits de la femme enceinte garantis par la Charte canadienne des droits et libertés.

Toutes les tentatives pour recriminal­iser l’avortement ont cependant échoué.

Plusieurs projets de loi d’initiative parlementa­ire ont essayé, sans succès, de rendre certains aspects de l’avortement illégaux.

L’un d’eux a proposé d’interdire les avortement­s après 20 semaines de grossesse, alors qu’un autre a suggéré de criminalis­er toute blessure infligée à un foetus dans le cadre d’une infraction commise contre la mère.

La militante pour le droit à l’avortement Joyce Arthur prévient qu’accorder des droits au foetus équivaut à s’aventurer sur une pente glissante qui pourrait restreindr­e les droits des femmes enceintes dans l’avenir.

«Nous devons nous assurer que les pro-vie n’ont pas de base sur laquelle s’appuyer», a déclaré Mme Arthur, directrice générale de la Coalition pour le droit à l’avortement au Canada. «Sans restrictio­n, ils n’ont aucun cadre de travail à utiliser comme point de départ.»

Selon elle, dans les pays où la loi rend l’avortement illégal après un certain nombre de semaines de grossesse, les opposants exploitent cette limite pour restreindr­e davantage l’accès à l’interventi­on.

De leur côté, les pro-vie font valoir que la décision Morgentale­r a laissé le foetus sans protection. «Nous sommes littéralem­ent un pays sans loi en ce qui a trait à l’avortement, a souligné Jack Fonseca, membre d’Abortion Rights Coalition, un groupe qui milite contre l’avortement. Une femme pourrait légalement se faire avorter n’importe quand avant d’entrer en travail, jusqu’au moment d’accoucher. »

Le groupe établi à Toronto réclame une interdicti­on complète de l’avortement, à quelques exceptions près.

Natalie Sonnen, de VieCanada, un autre groupe contre l’avortement, a pour sa part indiqué que n’importe quelle loi serait préférable à la situation actuelle où un avortement peut être obtenu à n’importe quel moment de la grossesse, et ce, peu importe la raison.

Une procédure médicale

Mais selon Joanna Erdman, titulaire de la Chaire MacBain en droit et politiques de la santé de l’Université Dalhousie, ces affirmatio­ns sont fausses.

«C’est vraiment une tactique pour brouiller les cartes. C’est totalement faux de dire que quelqu’un peut simplement se présenter dans une clinique au Canada et demander un avortement tardif pour n’importe quelle raison», a indiqué Mme Erdman, qui est aussi professeur­e agrégée à l’école de droit Schulich de l’Université Dalhousie.

Elle poursuit en soulignant que, si aucune loi n’interdit l’avortement, ce dernier est traité comme n’importe quelle autre procédure médicale et encadré par des politiques, des codes d’éthique et des protocoles médicaux.

«Nous n’avons aucune dispositio­n spécifique dans le Code criminel pour l’avortement parce qu’il existe beaucoup de lois qui régissent l’avortement en tant que procédure médicale, a-t-elle ajouté. Laisser entendre que les femmes obtiennent régulièrem­ent des avortement­s tardifs ne reflète pas du tout la réalité de la pratique en matière d’avortement.»

Joanna Erdman ajoute que la majorité des avortement­s tardifs sont «des cas absolument tragiques de grossesses désirées où il y a un diagnostic. C’est complèteme­nt cruel de forcer une femme à mener à terme un foetus qui sera mort-né et de ne pas avoir la possibilit­é d’inter venir ».

L’argument récurrent des opposants à l’avortement selon lequel l’absence de loi poussera les femmes à se faire avorter à neuf mois de grossesse est, selon Joyce Artur, « misogyne et insultant ».

«Il a été réfuté à de nombreuses reprises et, pourtant, ils continuent à l’utiliser», a-telle déploré.

«Il part du principe que les femmes sont si stupides et sans coeur qu’elles vont demander un avortement à neuf mois de grossesse pour des raisons futiles et que les médecins vont accepter de le faire. C’est illogique et frustrant, et c’est une forme de discours haineux envers les femmes et les médecins. »

« Le fait que, pendant 29 ans, nous n’avons eu aucune restrictio­n en matière d’avortement est la preuve que nous n’en avons pas besoin», estime Mme Arthur.

Avec la décision rendue par la Cour suprême en 1988, le Canada est devenu l’un des rares pays à ne pas avoir de loi interdisan­t ou assurant l’accès à l’avortement

 ?? BLAISE EDWARDS LA PRESSE CANADIENNE ?? Le 28 janvier 1988, Henry Morgentale­r célébrait la décision de la Cour suprême d’invalider une loi criminalis­ant l’avortement au Canada.
BLAISE EDWARDS LA PRESSE CANADIENNE Le 28 janvier 1988, Henry Morgentale­r célébrait la décision de la Cour suprême d’invalider une loi criminalis­ant l’avortement au Canada.

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