Le Devoir

Le progressis­me béat

- CHRISTIAN RIOUX à Paris

La déprime étant de saison, je ne voulais pas commencer l’année sur une note trop morose. Je vais donc vous parler d’une chose dont on nous avait annoncé la disparitio­n il y a une bonne décennie. Cela nous était asséné avec la certitude des «sachants». Vous savez, ceux qui ne sont jamais en retard d’une mode et qui courent après la dernière innovation avec la frénésie d’une poule sans tête qui traverse le poulailler.

Il y a dix ans, peut-être même un peu plus, dans les allées du Salon du livre de Paris, on vous expliquait doctement, chiffres à l’appui, que le bon vieux livre de papier était en sursis. Il n’en avait plus que pour quelques années, le pauvre. Une décennie tout au plus et l’affaire serait pliée. Pour le remplacer, on brandissai­t ces petites tablettes lumineuses où les lignes défilaient comme sur un papyrus retrouvé à Herculanum.

Il suffisait de faire une moue dubitative pour être rangé dans le camp des rétrograde­s, des obscuranti­stes, voire des réactionna­ires. Le dieu Modernité — pour ne pas dire le «progressis­me» béat — ne supportait ni le doute ni la perplexité. Je me souviens d’avoir dîné avec un haut fonctionna­ire du ministère québécois de la Culture qui soutenait mordicus qu’aux États-Unis les ventes du livre numérique étaient sur le point de dépasser celles du livre en papier. Rien n’était plus important que de «rattraper notre retard», disait-il. Tel devait être le fin mot de notre politique culturelle.

La polémique ne concernait pas que le livre. Elle s’élargissai­t évidemment aux bibliothèq­ues. Qui se souvient que la disparitio­n imminente du livre en papier a servi d’argument contre la constructi­on de la Grande Bibliothèq­ue de Montréal? Il fallait bien un «conservate­ur» comme Lucien Bouchard pour avoir pris une telle décision! On rigolait encore plus des millions investis par ces réacs de Français dans la bibliothèq­ue François Mitterrand. Tout cela pour un objet dont les jours étaient comptés et qu’il fallait se dépêcher d’envoyer au recyclage.

Dix ans plus tard, force est de constater qu’aucune de ces prévisions apocalypti­ques ne s’est réalisée. Même aux États-Unis, la part du livre numérique n’a jamais dépassé 20% du marché. Et encore, certaines publicatio­ns parlent plutôt de 13%. C’est ce qu’a reconnu le directeur de Penguin Random House, Markus Dohle, à la Foire du livre de Francfort cet automne. Après une hausse continue, la vente des livres numériques est en recul constant depuis 2015. Depuis deux ans, ses ventes ont baissé d’un milliard de dollars au profit de l’imprimé. On a même vu Amazon ouvrir de bonnes vieilles librairies dans les grandes villes américaine­s.

En France, le livre numérique n’a jamais vraiment décollé. Il n’occupe que 3,5% du marché. Dès 2011, les Français ont étendu à celui-ci le prix unique du livre, empêchant ainsi Amazon de casser les prix. Le numérique ne triomphe que dans des niches très pointues, comme les dictionnai­res, les encyclopéd­ies et l’autoéditio­n. Il faut dire que, contrairem­ent à l’Amérique du Nord, la France jouit d’un réseau serré de librairies.

En 2011, le regretté Umberto Eco nous avait pourtant prévenus dans un livre au titre qui se passe de commentair­e: N’espérez pas vous débarrasse­r des livres (Grasset). L’auteur du Nom de la rose comparait le bon vieux livre à la cuillère et au marteau. Des outils de base que les gadgets électroniq­ues ne sont pas près de supplanter. Si la plupart des bricoleurs possèdent aujourd’hui un tournevis électrique, cela ne les empêche pas d’avoir dans leur coffre à outils quatre ou cinq tournevis ordinaires. Et le batteur électrique a-t-il fait disparaîtr­e le fouet ?

Ces jours-ci à Paris, on assiste même à un certain regain du papier dans le domaine des périodique­s. Deux revues culturelle­s viennent d’être créées. Ces dernières années, un journal quotidien et un autre hebdomadai­re ont vu le jour. Tous sur papier. Certes, l’avantage du numérique en ce domaine est plus décisif et la distributi­on papier régresse en France comme ailleurs. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le papier disparaîtr­a. Parions que les élites britanniqu­es, américaine­s et françaises sont prêtes à payer le prix pour continuer à lire sur papier le Financial Times, le Washington Post et

Le Monde. Il n’est pas exclu non plus qu’une partie de la jeunesse, que l’on enferme aujourd’hui dans le tout-numérique à grands coups de publicité et de menace de passer-àcôté-de-leur-avenir, ne se rebelle et découvre en vieillissa­nt le plaisir des longues heures passées à lire sans écrans.

Ces perspectiv­es d’une histoire qui n’est pas linéaire irriteront les «progressis­tes» bardés de certitudes que nous sommes, habitués à penser que le progrès est toujours du côté de la nouveauté et de la technologi­e. Or, les décideurs qui ont envoyé à la casse les tramways et les trains en Amérique il y a quelques décennies n’étaient-ils pas de cette eau? Voilà pourquoi, en matière de transport en commun, l’Amérique est aujourd’hui à l’âge de pierre comparée à l’Europe. Un sain conservati­sme est parfois la meilleure façon de se garder des illusions de l’époque. Et la nôtre n’en manque pas. « Le passé ne peut pas mourir, disait Faulkner, il n’est même pas passé. »

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