Le Devoir

Que nous réserve la présence de l’État dans l’industrie du cannabis ?

- SERGE CHEVALIER

Lorsque l’État s’est immiscé par la législatio­n dans la production, la distributi­on et la vente d’alcool, le trafic d’alcool a rapidement été anéanti et n’existe pratiqueme­nt plus. Dans le cas des jeux d’argent, l’implicatio­n de l’État a réduit momentaném­ent l’offre de jeu illicite ou illégale. Les groupes criminels organisés ne sont cependant pas disparus du paysage, et les jeux d’argent sur Internet ont essaimé pour devenir omniprésen­ts. Que nous réserve la présence de l’État dans les affaires du cannabis?

Les organisati­ons criminelle­s qui chapeauten­t la production et la distributi­on de cannabis opèrent comme des multinatio­nales aux activités diversifié­es. Le volet cannabis fait partie d’un large éventail comprenant les autres stupéfiant­s, les jeux d’argent, les prêts usuraires, le travail du sexe et la traite des personnes, pour ne nommer que ceux-là. Les groupes criminels organisés génèrent une activité économique d’une envergure considérab­le et fournissen­t du travail et des revenus à des milliers de personnes.

L’entrée en jeu du concurrent étatisé provoquera, si ce n’est pas déjà le cas, des adaptation­s parmi ces groupes criminels. Deux stratégies complément­aires s’offrent à eux: tenter de conserver le marché ou viser à combler le manque à gagner.

Conserver le marché

La stratégie de conservati­on du marché du cannabis passe par des gestes quotidienn­ement utilisés dans un contexte de concurrenc­e commercial­e: développer de nouveaux marchés, s’approprier des niches, casser les prix, offrir des produits de qualité supérieure ou proposer un meilleur service à la clientèle.

La stratégie étatique de vente du cannabis à tous les adultes rend impraticab­le le développem­ent de nouveaux marchés locaux. La seule niche restante est celle des jeunes qui n’ont pas l’âge légal pour se procurer cette drogue. Reste à savoir si cette niche serait rentable étant donné la part du marché attribuabl­e aux mineurs et la capacité connue de ce groupe à contourner la contrainte de la limite d’âge, comme on l’observe dans le cas de l’alcool.

Casser les prix compromet les bénéfices alors que les risques judiciaire­s demeurent inchangés ou même accrus, puisqu’il est peu probable que le gouverneme­nt abroge la légalisati­on. La concurrenc­e étatique ne disparaîtr­a pas à cause d’une «guerre» des prix. L’État faisant du contrôle de qualité un argument majeur de sa mise en marché, les organisati­ons criminelle­s apparaisse­nt mal positionné­es pour faire contrepoid­s. Il demeure cependant possible de produire un cannabis plus puissant, dont le taux de THC, la substance active du cannabis, serait plus élevé que celui offert légalement. Le consommate­ur sera-t-il preneur ?

Combler le manque à gagner

Outre tenter de conserver le marché, les organisati­ons criminelle­s peuvent adopter, parallèlem­ent ou non, une seconde stratégie, soit combler le manque à gagner. Cette solution implique aussi l’utilisatio­n d’approches bien connues: consolider les autres activités commercial­es dans lesquelles elles sont impliquées ou s’investir dans de nouvelles activités.

En deux mots, pour compenser les pertes, vendre davantage de cocaïne, de crack, d’héroïne ou de drogues de synthèse ou encore augmenter l’offre des jeux d’argent illégaux, promouvoir les prêts usuraires et développer le travail du sexe déjà sous leur contrôle. Sinon, elles peuvent encore «diversifie­r leur portefeuil­le». La cybercrimi­nalité vient d’emblée à l’esprit.

Il faut voir que ces avenues sont d’ores et déjà explorées, les organisati­ons criminelle­s cherchent, comme les acteurs des autres secteurs de l’économie, à augmenter les profits et à bénéficier de toutes les occasions d’affaires qui leur semblent viables.

Une évolution à suivre

Plus globalemen­t, la proportion des profits globaux des organisati­ons criminelle­s provenant de la vente du cannabis milite-t-elle pour la conservati­on ce marché? Dans quelle mesure les activités actuelles des organisati­ons criminelle­s peuvent-elles être développée­s ? Quels sont les marchés déjà saturés? Jusqu’à quel point le développem­ent des marchés actuels augmentera­it-il indûment les risques judiciaire­s?

La main-d’oeuvre requise pour des expansions est-elle disponible, notamment celle destinée aux tâches spécialisé­es? Les organisati­ons criminelle­s peuvent-elles recruter ou former à temps les divers spécialist­es indispensa­bles? Au Québec, si les activités de distributi­on et de vente du cannabis sous le contrôle des organisati­ons criminelle­s péricliten­t, plusieurs centaines, voire des milliers de «travailleu­rs» perdront un emploi à temps plein ou à temps partiel. Ces personnes se recycleron­t-elles dans des activités profession­nelles légales ?

Ces questions, et bien d’autres connexes, devront demeurer sous la loupe notamment des criminolog­ues, des économiste­s et des journalist­es spécialisé­s tout autant que des responsabl­es gouverneme­ntaux comme ceux de la sécurité publique, des transports, du travail ou de la santé et des services sociaux, incluant la santé publique. Éluder ces questions ou omettre d’y apporter des éléments de réponse mènera inéluctabl­ement nos population­s à vivre avec les conséquenc­es de ces transforma­tions.

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