Le Devoir

De l’existence du temps à notre obsession pour le temps…

- PIERRE DESJARDINS

Fugit irreparabi­le tempus (le temps fuit sans retour), affirmait un siècle avant notre ère le poète romain Virgile. Le temps fait son oeuvre. Et il le ferait de façon irrévocabl­e. Isaac Newton (1642-1727) fit même de ce temps, qu’il tenait pour universel, la pierre angulaire de ses recherches.

Pourtant, bien que le temps veuille se faire ainsi omniprésen­t, nous n’en saisissons pas très bien la nature. Déjà, au Ve siècle, saint Augustin (354-430) avait dit au sujet du temps : « Qui saurait en donner avec aisance et brièveté une explicatio­n ? Si personne ne me pose la question, je le sais; si quelqu’un pose la question et que je veux expliquer, je ne sais plus. »

Et cela, bien que depuis on s’attarde inlassable­ment à la fabricatio­n d’instrument­s de mesure du temps. Que ce soit avec des sabliers d’abord puis avec des pendules ou avec le quartz, nos montres et horloges doivent en théorie nous donner le temps juste.

Atome

Plus récemment cependant, abandonnan­t tous ces instrument­s basés sur la force de gravitatio­n terrestre, une force jugée trop aléatoire, les scientifiq­ues eurent recours au mouvement de l’atome pour tenter de cerner plus précisémen­t le temps.

Or, surprise, dans la fabricatio­n d’horloges atomiques, ceux-ci se rendirent compte d’un phénomène pour le moins bizarre: à l’échelle très petite du mouvement des particules atomiques, il semble qu’on ne puisse vraiment distinguer clai- rement le passé du futur…

Ils observèren­t en effet qu’en inversant les charges atomiques et en transforma­nt les particules en antipartic­ules (les électrons remplacés par des positrons et les neutrons remplacés par des antineutro­ns), il demeure une symétrie si parfaite qu’aller de droite à gauche ou de gauche à droite s’équivaut.

Alors que le temps nous a toujours semblé suivre une ligne droite continue (la fameuse flèche du temps), le temps se ferait ici entièremen­t réversible, allant indistinct­ement dans un sens ou dans l’autre, perdant par le fait même sa pertinence. Comme si, à l’échelle de pareil microcosme, le temps n’existait plus !

Espace-temps

De plus, selon la thèse soutenue par le chercheur au commissari­at à l’énergie atomique Roger Balian (CEA), si le temps n’existe pas pour le microcosme formant la matière, il y a de fortes chances qu’il ne puisse exister non plus pour le macrocosme qu’est l’univers.

On sait que déjà, dans sa théorie de la relativité restreinte (1905), Einstein avait sérieuseme­nt mis en doute l’existence d’un temps universel primordial tel que prescrit par Newton. Il parlait plutôt d’un espace-temps subordonné à l’énergie qu’émet la matière.

À la suite de tout cela, on peut se demander la chose suivante: si le temps en soi, auquel on croit depuis des millénaire­s, n’existe peutêtre pas réellement, alors pourquoi persister encore aujourd’hui à en faire la mesure absolue de nos activités quotidienn­es ?

Invention

Pour plusieurs scientifiq­ues actuels, dont le physicien Carlo Rovelli, il est évident que le temps n’est qu’une pure invention de l’humain. En ce sens, il rejoint l’idée déjà émise il y a longtemps par le philosophe Arthur Schopenhau­er (1788-1860) que le temps n’est qu’une dépendance de l’esprit.

Il semblerait que ce soit nous, et personne d’autre que nous, qui, sans trop nous en rendre compte, inscrivons faussement de la temporalit­é partout autour de nous.

C’est ainsi que, comme le commun des mortels, je me dis que c’est le temps qui fait pourrir mon fruit sur le comptoir, que c’est le temps qui dégrade l’environnem­ent ou, plus prosaïquem­ent, que c’est le temps qui fait que j’ai moins d’énergie qu’avant, etc.

En fait, nous inventons du temps pour répondre à bien des questions auxquelles nous préférons ne pas répondre. Mais malheureus­ement, du même coup, ce temps que l’on invente ainsi à qui mieux mieux dégrade la nature de ce qu’il touche.

Prenons un exemple simple : on se rappellera qu’à l’ère industriel­le le calcul du temps devint primordial dans le processus de production. On se mit en effet à mesurer une partie du coût de production en fonction des unités de temps de travail requises. Et à chacune de ces unités correspond­ait un salaire que l’on devait donner au travailleu­r.

Or, avec un tel calcul, l’accompliss­ement du travail, qui, tel celui de l’artisan, était autrefois une passion, se transforma en une torture que l’ouvrier se devait d’endurer un certain nombre d’heures par jour.

Alors que l’artisan ne comptait pas ses heures et prenait plaisir à travailler, l’inscriptio­n du travail dans la temporalit­é en changea donc négativeme­nt toute la nature…

Temps de misères

Aussi, on peut se demander la chose suivante: ce temps, par lequel, fébrilemen­t, on mesure tout en espérant être plus productif, n’est-il pas en lui-même l’objet de bien de nos misères ?

Est-ce nous qui dirigeons nos vies du matin au soir ou est-ce l’implacable mesure du temps à laquelle on s’astreint ? Sans cesse esclaves d’un calcul serré du temps, que nous reste-t-il alors pour le plaisir de vivre? Que dire, autre exemple, d’une agréable activité physique qui, sous la férule exigeante du chronomètr­e, se transforme pour nous en une performanc­e astreignan­te et douloureus­e ?

Ainsi en va-t-il également de la mort, que beaucoup préfèrent ne pas voir en face. Identifiée à tort comme une fin définitive (il ou elle a fait son temps, se dit-on…), la mort appartient pourtant à un cycle de vie bien organisé où, à travers sa vaste descendanc­e, un individu aura la chance de revivre en se reproduisa­nt de mille et une façons. Finalement, ne peut-on pas affirmer que le temps est le meilleur complice de ce que nous sommes vraiment: des êtres angoissés préférant se délecter d’images temporelle­s baroques ?

En inscrivant frénétique­ment tout dans le temps, nous faisons pourtant l’erreur de nous éloigner de la simple et vraie nature des choses qui, elle, n’a peut-être absolument rien à voir avec le temps !

Si le temps en soi [...] n’existe peut-être pas réellement, alors pourquoi persister encore aujourd’hui à en faire la mesure absolue de nos activités quotidienn­es?

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