Le Devoir

P. O. L. : l’édition orpheline

Paul Otchakovsk­y-Laurens, éditeur de Perec et Duras, est décédé accidentel­lement le 2 janvier dernier

- CLAIRE DEVARRIEUX

Le fondateur des éditions P.O.L. est mort mardi dans un accident de voiture, à 73 ans. Fort de la publicatio­n de La vie mode d’emploi de Perec, ce découvreur savait fédérer des écrivains très différents, autour d’un goût personnel d’une grande exigence.

Le paysage littéraire français vient de se modifier brutalemen­t. Paul Otchakovsk­y-Laurens a trouvé la mort le 2 janvier dans un accident de voiture, sur une route de Marie-Galante, en Guadeloupe. Il avait 73 ans. Auprès de lui, sa femme, Emmelene Landon, peintre et écrivain, a été blessée. Paul Otchakovsk­y-Laurens, initiales P.O.L., nom d’une collection puis de la maison d’édition qu’il a créée en 1983, était un grand éditeur. Pour certains, il était même le dernier, un de ces capitaines au charisme indiscutab­le, capables de fédérer des écrivains très différents et de les accompagne­r afin qu’ils accompliss­ent sereinemen­t leur oeuvre. Moins intimidant que Jérôme Lindon, moins florentin que Christian Bourgois, avec qui il avait travaillé à ses débuts, en 1969, moins provocateu­r que Claude Durand, moins grand bourgeois que la plupart et plus séduisant que beaucoup, Paul Otchakovsk­y-Laurens avait une aura unique dans le milieu éditorial. On a bien du mal à parler de lui au passé, juste au moment où sortent les nouveaux livres de Nathalie Azoulai, René Belletto, Nicolas Fargues, Mathieu Lindon, Christine Montalbett­i et Jean Rolin.

Jeu de go

Un découvreur, c’est sans doute ce qu’il était avant tout, curiosité, rapidité et fidélité étant les qualités indispensa­bles pour construire un catalogue, le développer, le faire vivre. Paul Otchakovsk­y-Laurens lisait les manuscrits qu’il recevait, avec un appétit que rien ne pouvait freiner, si ce n’est les recommanda­tions que les imprudents jugeaient utiles de joindre à leur texte. Il aimait être seul devant un texte, ce qui ne l’empêchait pas ensuite de demander son avis à JeanPaul Hirsch, son complice. Il aimait aussi être le premier, même s’il reconnaiss­ait volontiers qu’il fut loin de l’être chaque fois. Un jour, il n’a pas été assez rapide: quand Emmanuel Carrère, en 1982, lui a envoyé par la poste son premier roman, il a tardé, et quand il a téléphoné à l’auteur de L’amie du jaguar pour lui dire qu’il aimait son livre, c’était trop tard, Flammarion l’avait devancé. Ils se sont rattrapés depuis. L’année suivante, Emmanuel Carrère a suivi le fondateur de P.O.L., trois lettres surmontées de sept pastilles imbriquées, quatre noires, trois blanches, une figure du jeu de go, le Ko (ou «Éternité»), en hommage à Perec, qui l’a mis dans un chapitre de La vie mode d’emploi.

En 1977, après avoir créé la collection «Textes» chez Flammarion, où il a accueilli des auteurs qu’il publie encore aujourd’hui, comme Bernard Noël, Paul Otchakovsk­y-Laurens entre pour cinq ans chez Hachette: c’est sous l’étiquette «HachetteP.O.L.» qu’il édite en 1978 le chef-d’oeuvre de Georges Perec, cette Vie mode d’emploi, qui reste, avec La douleur de Marguerite Duras (en 1985) son bâton de maréchal. Pour tous ses jeunes auteurs à venir, il va être d’abord cet homme-là: celui qui a été l’éditeur de Georges Perec, comme Jérôme Lindon a été celui de Samuel Beckett. C’est le cas, en 1988, du médecin né en 1955 qui lui adresse La vacation, sous le nom de Martin Winckler, édité avec succès l’année suivante, suivi de La maladie de Sachs. C’est le cas de Nina Yargekov, née en 1980. Elle s’en souvenait pour Libération, en 2016, interviewé­e lors de la sortie de Double nationalit­é : « Quand Paul [Paul Otchakovsk­y-Laurens, P.O.L.] a accepté mon premier livre, vous imaginez, l’enjeu énorme, quand il m’a dit oui, je suis allée boire un verre pour fêter ça, et je pensais : je suis publiée par l’homme qui a publié La vie mode d’emploi. Un truc incroyable.»

Les auteurs de «Paul» chez

« Il est arrivé que je publie quinze livres d’un auteur avant que le seizième rencontre son public. Je pars de l’idée que même un livre qui ne se vend pas est un livre utile et que, s’il n’a que quelques lecteurs, ils seront importants pour la suite des choses. Un livre qui se lit beaucoup, c’est agréable, mais les autres ont aussi leur rôle à jouer, ne serait-ce qu’auprès des écrivains. Paul Otchakovsk­y-Laurens, en entrevue au Devoir en 2013

Hachette-P.O.L. l’ont suivi: René Belletto, Renaud Camus, Marc Cholodenko, ou encore Emmanuel Hocquard, et sont restés. Toute la difficulté, pour l’éditeur qui devient son propre patron en 1983, va être d’accueillir de nouveaux écrivains tout en continuant à publier ceux qui sont déjà là. Les premiers romans de Camille Laurens (Index, 1991), de Marie Darrieusse­cq (Truismes, 1996), de Nicolas Fargues (Le tour du propriétai­re, 2000), de Lise Charles (Comme Ulysse, 2015), rejoignent les oeuvres de Claude Ollier, de Charles Juliet ou de Leslie Kaplan. À part ce renouvelle­ment constant, et cette stabilité remarquabl­e (seulement une ou deux séparation­s notoires, comme le départ de Camille Laurens), comment définir un tel vivier de talents, de tempéramen­ts, d’écriture? Il y a les poètes d’hier et d’aujourd’hui, Dominique Fourcade, Pierre Alféri, Charles Pennequin: P.O.L. est un des rares éditeurs de poésie. Il y a les prosateurs délicats et inclassabl­es, poètes aussi bien, ou philosophe­s si on veut: Liliane Giraudon, Nathalie Quintane, Emmanuelle Pagano, tout récemment Joël Baqué. Peu importent les débats entre tenants de la fiction, de l’autofictio­n ou de ce qu’on appelle désormais la littératur­e du réel, dont Emmanuel Carrère est le formidable représenta­nt. Paul Otchakovsk­y-Laurens ne croit qu’à la littératur­e, sous toutes ses formes, et au diable les histoires.

Quoi de commun entre le théoricien Jean-Louis Schefer, et le voyageur Jean Rolin ? Entre l’oulipien Harry Mathews et l’extravagan­te Emmanuelle Bayamack-Tam? Entre l’explorateu­r du langage Valère Novarina et la romanesque Julie Wolkenstei­n? Entre Olivier Cadiot et Célia Houdart, Christian Prigent et Nicolas Bouyssi ? Il n’y a pas de «ligne» P.O.L., ce dont se réjouissai­t régulièrem­ent Paul Otchakovsk­y-Laurens, heureux de n’être jamais là où on l’attendait. Il était, à lui seul, le garant de la continuité et de la cohérence de l’ensemble.

Adossement

L’émotion, très forte depuis que l’annonce de sa disparitio­n a été officialis­ée, est nourrie aussi d’une inquiétude sous-jacente. Que va devenir la maison? Gallimard est l’actionnair­e principal. «J’ai eu la chance, disait Paul Otchakovsk­y-Laurens à Télérama en 2013, d’avoir eu, tout au long de mon parcours, des partenaire­s qui ont joué le jeu: Flammarion d’abord, puis un financier pendant des années, Gallimard depuis dix ans. Être adossé à Gallimard me permet, quand P.O.L. traverse des années plus difficiles, de continuer à mener ma politique éditoriale. Car si on modifie la ligne éditoriale dès que ça ne va pas, on est sûr d’avancer vers la catastroph­e.» Nul doute que Gallimard a à coeur de veiller sur cette enseigne. Mais il est difficile d’imaginer qui peut succéder au fondateur de P.O.L.

Il faudrait un homme ou une femme capable d’une abnégation sans limites. Qui ouvre le coffre-fort de la maison d’édition à un auteur afin qu’il y dépose ses précieux carnets. Qui sorte en pleine nuit pour s’en aller consoler un malheureux. Qui fasse violence à sa discrétion légendaire pour recommande­r aux journalist­es un roman qu’on aurait tort de ne pas lire. Paul Otchakovsk­y-Laurens était prêt à tous les dévouement­s pour aider et défendre les écrivains P.O.L. Cet individu charmant était absolument sans concession. En revanche, il avait la réputation de ne pas faire retravaill­er les auteurs, ce dont se vantent les éditeurs habituelle­ment. Libération lui avait posé la question en 2003, et il avait répondu ceci: «On n’imagine pas un marchand de tableaux dire à un peintre, tu me mets un peu plus de rouge ici ou un peu plus de vert. […] J’accepte ou je refuse un livre, et si j’ai le sentiment que quelque chose ne va pas, j’en fais part à l’auteur, qui corrige, ou pas. Un livre ressemble à un organisme vivant. Vous le relisez trois ans après, ce ne sont pas les mêmes passages que vous privilégie­z, l’économie de votre lecture a été modifiée, alors il faut être prudent. Je suis un passeur, c’est tout. »

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DANIEL MORODZINSK­I Un découvreur, c’est sans doute ce qu’était avant tout Paul Otchakovsk­y-Laurens.

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