L’économie au beau fixe… jusqu’à la prochaine récession
Les marchés boursiers battent des records, la croissance économique s’étend au monde et le chômage est à son plus bas. Mais pour combien de temps encore?
Wall Street a battu un nouveau record jeudi, son vénérable indice Dow Jones franchissant pour la première fois de son histoire les 25 000 points. Ce bel enthousiasme de la Bourse américaine est notamment attribué à l’assouplissement des règles financières et aux récentes baisses d’impôt votées par le Congrès, mais surtout à des croissances économiques américaine, européenne et chinoise synchronisées pour la première fois depuis longtemps ainsi qu’aux perspectives de profits des entreprises. Le gouvernement Trump a eu tôt fait de souligner que les marchés boursiers ont gagné 25% depuis son arrivée au pouvoir, mais la remontée avait commencé bien avant, la valeur du Dow Jones ayant quadruplé depuis les jours les plus sombres de la dernière crise.
Les périodes d’expansion économique ne meurent pas de vieillesse, dit un adage chez les économistes. Or, l’économie américaine a officiellement amorcé sa sortie de la dernière récession en juin 2009, soit il y a 103 mois, ce qui en fait déjà la troisième plus longue période de croissance ininterrompue depuis au moins le milieu du XIXe siècle. Elle devrait aisément passer au deuxième rang à la fin du mois de mars en battant la marque des 106 mois établie durant les fastes années 1960. S’il faut en croire la soixantaine de distingués prévisionnistes sondés chaque mois par le Wall Street Journal, le record absolu de 120 mois allant de 1991 à 2001, et qui nous mènerait cette fois en juin 2019, devrait aussi être battu, seulement 29% d’entre eux disant craindre une récession d’ici deux ans et moins de la moitié d’ici trois ans.
Ces perspectives ne devraient surprendre personne, diront les cyniques. Les économistes ont toujours été meilleurs pour expliquer l’origine et la logique des tendances de fond que pour prédire le moment et les causes de leur rupture. La quasi-totalité de ces experts n’avaient pas plus vu venir la terrible crise financière qui a frappé le monde en 2008 qu’ils n’avaient su annoncer les crises précédentes.
Et puis, il y a quand même quelques bémols à apporter à ce portrait. Comme c’est habituellement le cas après une récession causée par une crise financière, cette reprise économique a longtemps été désespérément molle et lente aux États-Unis comme en Europe, où l’on a en plus fait face à des crises de la dette souveraine, sans parler du Brexit. Fort d’un secteur financier plus sain et de politiques de relance économique plus conséquentes, le Canada a d’abord spectaculairement rebondi, avant de connaître un passage à vide avec l’effondrement des prix de l’énergie, puis de se trouver un second souffle. Plus diversifiée, l’économie québécoise s’en est encore mieux tirée.
Les causes de récession
La principale cause de récession aux ÉtatsUnis est la Réserve fédérale américaine, rappelait cet été dans le Wall Street Journal l’économiste de Princeton et ancien vice-président de la Fed Alan Blinder. Avec l’économie qui s’emballe, les prix et les salaires s’envolent, ce qui force la banque centrale à donner un solide coup de frein en augmentant ses taux d’intérêt pour ne pas perdre le contrôle de l’inflation. De ce côté-là, la Fed, comme la Banque du Canada, a bien commencé à légèrement lever le pied de l’accélérateur monétaire, mais tout cela se fait très lentement. Quant aux autres grandes banques centrales, elles gardent encore le pied au plancher.
Les récessions de 1973 et de 1979 ont été causées, quant à elles, par des chocs pétroliers. Rien ne semble pour le moment annoncer de tels chocs, en dépit de la crise au Venezuela et des perpétuelles tensions au Moyen-Orient, mais ces choses sont toujours difficiles à prévoir.
Et un effondrement des marchés boursiers? Tous ses records des derniers mois ne sont-ils pas trop beaux pour être vrais? Il faudrait que cette correction boursière soit très forte pour plonger l’économie réelle en récession, dit Alan Blinder. Bien que l’éclatement de la bulle technologique ait fait fondre la Bourse de New York de moitié et effacé environ 9 000 milliards en valeur boursière en 2001, la récession qui s’est ensuivie n’a duré que huit petits mois et causé que bien peu de dégâts. Si une catastrophe financière devait faire dérailler la croissance, elle serait plutôt liée au niveau d’endettement des ménages ou des entreprises. C’est ce qui s’est passé la dernière fois, avec l’éclatement de la bulle immobilière aux États-Unis. Cette fois-ci, contrairement au Canada, où l’endettement croissant des ménages continue d’être considéré comme l’une des principales failles économiques en cas de ralentissement, les observateurs seraient plutôt portés à s’en faire surtout pour la dette des entreprises.
Le papillon et l’éléphant
Cette fameuse reprise économique d’une durée record carbure beaucoup trop au crédit facile et aux taux d’intérêt extraordinairement bas pour ne pas être fragile, écrivaient jeudi Pascal Blanque et Amin Rajan dans le Financial Times. Selon la Banque de règlements internationaux, la dette mondiale est passée de 225% du produit intérieur brut mondial avant la dernière crise à 330% aujourd’hui. Comment penser, dans un tel contexte, qu’au moins une partie de cette dette n’est pas allée gonfler la valeur d’actifs financiers trop risqués, garder artificiellement à flot des sociétés d’État chinoises qui auraient dû fermer leurs portes depuis longtemps et enrichir des actionnaires plutôt qu’améliorer la productivité d’entreprises américaines ?
Non seulement l’économie mondiale vit-elle ainsi sur du temps emprunté, disent Blanque et Rajan, mais elle s’expose également au danger qu’un événement normalement anodin entraîne une cascade de conséquences tout aussi imprévues que fatales. Le fameux effet papillon.
Le fait que les politiques des banques centrales soient encore aujourd’hui tellement accommodantes leur laisserait peu de munitions pour lutter contre une éventuelle récession, soulignait le mois dernier The Economist. Certains élus, notamment américains, risquent alors de regretter amèrement d’avoir gaspillé une importante marge de manoeuvre financière «en baisses d’impôt mal conçues» pour les entreprises et les plus riches.
L’économie est largement affaire de confiance et de comportements plus grégaires que rationnels, rappelle Alan Blinder. Il arrive parfois que, pour des raisons qu’on ne comprend que plus tard, les entreprises ou les consommateurs soient soudainement habités par un doute et remettent tous en même temps à plus tard leurs projets de dépenses et d’investissements. Ce changement d’attitude, dit l’économiste, pourrait venir, par exemple, d’une menace nucléaire venue d’un obscur pays d’Orient ou du sentiment que plus rien ne va plus à la tête d’une grande puissance d’Occident.
Cette fameuse reprise économique d’une durée record carbure beaucoup trop au crédit facile et aux taux d’intérêt extraordinairement bas pour ne pas être fragile