Le Devoir

Plaisir éphémère ou bonheur durable?

Pour la conservati­on, le papier reste une technologi­e plus efficace que le numérique

- CATHERINE LALONDE

Certains lecteurs, s’ils restent encore une minorité, ne jurent désormais plus que par le livre numérique. Mais même pour ceux-là, il est plus difficile de «monter une bibliothèq­ue» de pixels que de papier. Suite et fin de notre série sur les mutations profondes qui touchent nos bibliothèq­ues personnell­es.

Si les technologi­es et applicatio­ns d’achat, d’écoute et de conservati­on électroniq­ues de musique permettent de faire des listes et des classement­s, celles consacrées aux livres sont loin d’offrir autant de maniabilit­é. «Prenez le rayon de bibliothèq­ue au-dessus de ma tête présenteme­nt», dit au bout du fil le professeur

de littératur­e et culture numériques à l’Université Laval René Audet. «Je peux voir de 15 à 20livres d’un coup, et c’est plus facile de les déplacer ensemble d’un rayon à l’autre que de le faire du bout du doigt avec 15 livres numériques.» Pour garder des livres pour le futur, ceux de papier promettent une longévité plus grande à la bibliothèq­ue. Autrement dit, la bibliothèq­ue de demain reste celle d’hier.

Un des problèmes actuels du livre numérique, estime M. Audet, est «la mauvaise gestion de l’idée de bibliothèq­ue numérique». Comparons: «Ce qui fait que la musique et l’écoute personnell­e de la musique ont complèteme­nt changé dans les dernières décennies, ç’a été iTunes: une modalité centrale, presque unique pendant des années, de gestion des bibliothèq­ues musicales. On n’a pas d’équivalent pour le livre numérique actuelleme­nt. »

Pas synchro

Grand lecteur lui-même de livres numériques, celui qui est aussi directeur du Centre de recherche interunive­rsitaire sur la littératur­e et la culture québécoise­s (CRILQ) l’illustre: «Je viens de télécharge­r tout à l’heure Uncreative Writing. Managing Language in the Digital Age, de Kenneth Goldsmith, dans mon appli Kobo, et sapristi! je ne suis pas capable de le sortir de là. Entre mon ordi, ma liseuse et mon iPad, j’ai des livres dans Kobo, dans Kindle, dans iBooks, en pièces attachées dans mes courriels. Et 18 sur mon téléphone. »

Impossible de synchronis­er le tout. C’est la faute des verrous, qui sont là pour contrer le piratage et qui font que les fichiers ne peuvent circuler d’une plateforme de lecture à une autre, explique Clément Laberge, consultant en littératur­e et culture numériques. «À moins d’être d’une extrême rigueur dans le classement et de savoir comment les applis fonctionne­nt, il n’y a pas moyen d’organiser une biblio numérique comme on le veut. » Celui qui lit beaucoup en version numérique — mais aussi sur papier, surtout de la poésie et certains romans, « même si ça semble cliché…» —, sur le Web, sur Kindle, sur son téléphone, a abandonné l’idée de classer ses livres numériques.

Si besoin est, il va en chercher une nouvelle copie dans les divers dépôts numériques. «L’effort d’organisati­on demandé est trop élevé en numérique pour le résultat», résume-t-il.

René Audet croit que les vendeurs de l’univers Web ne s’intéressen­t pas à la constituti­on de bibliothèq­ues, cherchant plutôt à ce que le lecteur consomme davantage, dans une éternelle avancée «lisez et jetez ; on va plutôt vous suggérer un autre livre. Comme les pratiques culturelle­s actuelles sont beaucoup définies par ces vendeurs », l’évolution de la bibliothèq­ue numérique frappe un mur de marketing.

Clément Laberge abonde dans ce sens. «Paradoxale­ment, explique-t-il, il existe plus de métadonnée­s, et des meilleures, sur les livres que sur la musique. Mais elles circulent seulement dans le milieu commercial et se perdent pour le consommate­ur lors de l’achat. Si elles étaient intégrées aux fichiers, on pourrait les utiliser comme des étiquettes pour l’organisati­on. »

Repérage, disponibil­ité, poids

Le livre numérique a ses avantages, dont sa grande accessibil­ité et la facilité qu’il donne aux lecteurs vivant avec un handicap. Mais le repérage et la recherche, « qu’on fait plus aisément devant une bibliothèq­ue réelle — en se disant : “la couverture était orange, il me semble que la tranche faisait trois centimètre­s” — que devant un écran, qui ne peut montrer que 12 couverture­s de livre en même temps», restent des lacunes de la bibliothèq­ue numérique, ajoute René Audet. Et le bouquin dématérial­isé n’arrive pas à remplir « la fonction du livre qui traîne sur la table basse, qui rappelle constammen­t qu’il faudrait bien que je le lise, jusqu’au jour où je m’y mets enfin. Ces éléments font que le livre papier

demeure plus pratique, plus accessible, sauf pour le voyageur en avion qui calcule le poids de ses bagages», croit M. Audet. M. Laberge tempère ces propos, rappelant que, par ailleurs, le travail de recherche des annotation­s personnell­es est grandement facilité en numérique.

Les deux s’entendent toutefois pour dire que l’expérience sensuelle et incarnée proposée par le livre papier lui reste propre — ne serait-ce que parce que les outils de lecture numériques restent associés aux communicat­ions, au travail, aux réseaux sociaux, aux dérangemen­ts et déconcentr­ations constants. «Le marché du livre est probableme­nt un des plus difficiles à tenter de transforme­r, à cause de ses usages et de cette expérience papier très difficile à transposer ou à faire oublier, poursuit le prof à Laval. Mes étudiants, au début du bac, sont probableme­nt les plus nostalgiqu­es, les plus conservate­urs», dit le spécialist­e, sur un ton amusé. « C’est l’expérience complète de la lecture qu’ils aiment. Être chez eux, loin de l’ordinateur, avec un thé, dans un bon fauteuil. Ce n’est pas tant Balzac qui est intéressan­t que d’être dans la posture du lecteur tranquille en pyjama, emporté à la fois par un univers fascinant et par cette expérience. »

Obsolescen­ce

Pour la conservati­on, même à moyen terme, le papier reste une technologi­e de pointe. «Les media [sic] électroniq­ues sont éphémères», analysait déjà en 1998 Alberto Manguel dans La bibliothèq­ue de Robinson. « La vie d’une disquette n’excède pas sept ans environ; celle d’un cédérom, dix ans. Quant aux collection­s numérisées, là où il en existe, il faut procéder régulièrem­ent à des sauvegarde­s pour les préserver d’une destructio­n totale en cas d’accident électroniq­ue. Mais combien de fois peut-on sauvegarde­r de telles collection­s ? »

Comment peut-on alors les céder, les vendre, les léguer? Les livres numériques sur une liseuse, techniquem­ent, ont très peu de valeur financière ; il faut avoir le mot de passe de l’utilisateu­r pour pouvoir les consulter; certains fournisseu­rs de livres numériques, lors du décès d’un utilisateu­r, ne permettent pas la passation à un tiers.

Legs numérique

«La conservati­on du numérique est beaucoup plus complexe que la conservati­on de l’imprimé, à cause de la grande variété des formats et de l’évolution technologi­que constante», confirme la directrice du dépôt légal et de la conservati­on des collection­s patrimonia­les à Bibliothèq­ue et Archives nationales du Québec, Mireille Laforce. «Les infrastruc­tures de conservati­on du numérique demandent donc aussi des développem­ents constants. »

«Peu d’organisati­ons et encore moins d’individus ont les moyens d’assurer cette conservati­on, ajoute Mme Laforce. Dans de bonnes conditions, le papier peut, pour sa part, se conserver très longtemps sans qu’on lui apporte d’attention constante. Il est beaucoup plus stable. Ironiqueme­nt, nous sommes à une époque où il n’y a jamais eu autant de contenus produits, grâce au numérique, mais où l’on sait que, sans doute, peu de ces contenus passeront l’épreuve du temps. Le risque de perte des contenus numériques est en ce sens beaucoup plus grand que celui de l’imprimé. »

«Il y a quelques années, écrivait Alberto Manguel, j’ai vu au Musée archéologi­que de Naples, protégés entre deux plaques de verre, les vestiges d’un papyrus découvert dans les ruines de Pompéi. Ce papyrus datait de plus de deux mille ans ; il avait été brûlé par l’éruption du Vésuve, enseveli sous une couche de cendres et on pouvait encore y lire aussi clairement que sur le journal du matin. Les media [sic] électroniq­ues, eux, sont éphémères, instantané­s, utiles surtout pour communique­r dans cet instant même et pour extraire une informatio­n mise à jour au moment même où on la cherche. Pourquoi alors leur demander ce à quoi ils se prêtent d’évidence si mal ? »

 ?? GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR ?? L’encre et le papier ou les pixels? Le plaisir de lire des uns est-il si différent de celui des autres?
GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR L’encre et le papier ou les pixels? Le plaisir de lire des uns est-il si différent de celui des autres?

Newspapers in French

Newspapers from Canada