Le Devoir de philo
S’affranchir de la beauté préfabriquée
Dans la rubrique Le Devoir de philo, nous publions annuellement une version abrégée du texte gagnant du concours Philosopher qui se tient dans le réseau collégial. Le concours de 2017 portait sur ce thème: La beauté sauvera-t-elle le monde?
Le monde est menacé: qui pour le nier? Il suffit d’être exposé ne serait-ce que de façon négligeable aux médias et aux produits de consommation de masse pour constater qu’il y a, dans la culture populaire, une fascination et un appétit certain pour les catastrophes. Les films à saveur apocalyptique excellent au box-office et la couverture médiatique opte, la plupart du temps, pour une approche sensationnaliste. Il paraît évident que le monde est touché d’une affection et baigné d’un nihilisme parasitaire improductif qui le pousse justement à chercher sa propre autodestruction. Ce nihilisme, comme l’affirment Friedrich Nietzsche et Michel Onfray, «suppose la fin d’un univers et la difficulté à l’avènement d’un autre» (La puissance d’exister, 2006). Tous ne s’entendent toutefois pas sur la nature de cette menace: détérioration de l’environnement, terrorisme, modèle capitaliste et boursier, etc. Globalement, ces écueils ont généralement pour racine un manque de jugement. Devant de telles menaces, il est difficile d’entrevoir une solution qui ne soit, de par sa vocation anecdotique, insignifiante. La hausse fulgurante des ordonnances d’antidépresseurs et d’anxiolytiques ne semble pas avoir épargné la population de la souffrance que lui impose sa condition, la consommation non plus, pas plus que le divertissement. La solution se trouverait donc en dehors de celles proposées par la société capitaliste industrielle post-chrétienne. Comment donc assurer un bonheur aux humains? Marcel Proust écrivait dans son oeuvre maîtresse que «la beauté est une promesse de bonheur» (À la recherche du temps perdu: La prisonnière, 1923). Dans sa quête inlassable du temps perdu, aurait-il mis le doigt sur un élément de la réponse? La beauté aurait-elle la capacité de sauver le monde ? En d’autres mots, la beauté, en tant que jugement libre et subjectif d’une expérience du réel, a-t-elle la capacité de sauvegarder la société humaine, dans sa globalité, de la perte de repères et de jugement qui l’assaille? Il semblerait que la beauté possède justement l’aptitude permettant à chacun de «[retrouver] le pouvoir de juger» (Pépin, Quand la beauté nous sauve, 2013).
Dans La crise de la culture (1972), Hannah Arendt pose un regard critique sur l’état du monde en évoquant les crises qu’a engendrées l’usure de la tradition induite par la révolution industrielle et, plus largement, l’entrée dans l’ère moderne. Cette mutation dans la dynamique sociétale est posée comme responsable de l’émergence d’une société de masse en ce sens que les couches, auparavant exclues de la société par un travail harassant, se voient intégrées en elle puisque disposant tout à coup «non seulement de richesse, mais de loisirs». La société de masse apparaît donc comme colporteuse d’une culture de masse servant à divertir, bien que de façon aliénante, ses nouveaux membres. Par définition, cette société de masse donne lieu à une psychologie collective qui exacerbe chez l’individu à la fois son sentiment d’«abandon» face à la masse, «son excitabilité et son manque de critères», «son aptitude à la consommation» et, plus grièvement, son «incapacité de juger». Dépossédé de cette faculté, l’individu se voit privé, avec le réel, de toute libre expérience de son environnement et de lui-même.
Puisque notre modèle économique n’encourage la production que dans l’optique d’une consommation ultérieure, il est évident que l’essentiel des entités à vocation esthétique ait une valeur marchande. Conçues sciemment pour plaire, les publicités, au sens large, constituent probablement les créations mécanisées que nous côtoyons le plus fréquemment. Dans l’explosion de ses variantes, la publicité a phagocyté toute expérience désintéressée de notre rapport sensible avec le réel. Il est bien fâcheux de réaliser que l’esthétisme artificiel récupéré par la société de masse annihile notre capacité de poser un jugement libre. L’individu qui y est confronté devient ainsi aveugle à toute beauté puisque «la satisfaction se change en intérêt lorsque nous la lions à la représentation de l’existence d’un objet [alors même que le beau n’existe que lorsqu’un jugement est porté] sans aucun intérêt» (Kant, Critique de la faculté de juger, 1968). Lorsque la satisfaction vis-à-vis d’un objet est intéressée, «elle se rapporte toujours à la faculté de désirer» qui, le nom l’indique, s’extrait de la faculté de juger, la seule qui s’exerce vraiment «sans intérêt», «sans concept» et «sans représentation d’une fin» en tant que « satisfaction nécessaire ».
En suivant la logique inverse, par de tels énoncés, Emmanuel Kant, dans Critique de la faculté de juger, montre la voie, par l’obligation critique qu’impose le beau, vers la reconquête de notre faculté de juger. Globalement, il juge que l’unique satisfaction souveraine que nous puissions expérimenter ne peut être provoquée qu’au contact de la beauté. En effet, au moment de «savoir si une chose est belle», le sujet perçoit cette chose grâce à ses sens qui le limitent à des indications partielles et relatives sur celleci. Les perceptions sensorielles ainsi acquises suggèrent un jugement «en relation à la libre légalité de l’imagination. » Si l’imagination dans le jugement s’exerce sans a priori, elle sera «productive et spontanée […] en tant que créatrice de formes arbitraires d’intuitions possibles». Kant distingue les jugements «déterminants» et «réfléchissants».
Chez le premier, seul type que connaît le dogmatisme, «l’universel et le particulier sont, l’un et l’autre, objets de connaissance, si bien que [l’universel] y est déterminé, par les lois de l’association, comme un cas d’une loi ou règle universelle» (Bréhier, Histoire de la philosophie, 2004). En contrepartie, le second, seul qui tienne de l’expérience esthétique pure, jaillit quand le particulier est dénué d’une règle universelle préexistante. L’analyse du particulier prescrit alors que «la faculté du jugement s’exerce [pour nous donner une] règle nécessaire pour penser le donné» (Bréhier, Histoire de la philosophie). Ultimement, cette préhension de notre relation sensible au monde a pour conséquence de redonner, à ceux qui font l’expérience de la beauté, une confiance en leurs facultés et une inclination à la pratique du jugement. Au sens large, la beauté est donc encline à encourager l’exercice du libre arbitre, et ce, même quand il n’existe pas de concept préexistant ou d’a priori. La théorie kantienne accorde à la beauté la fonction de rempart contre la dépossession critique induite par la société de masse et sa culture de masse. En ce sens, elle semble pouvoir sauver le monde.
Pour Kant, le jugement esthétique était une sentence libérée de critères préexistants. Sous cet angle, le jugement induit par le beau aurait une valeur supérieure conformément à sa capacité à catalyser la faculté de juger et de par son indépendance par rapport aux traditions, aux normes, aux valeurs et aux dogmes. Malheureusement, il semblerait que Kant ait été aveugle à la possible existence, dans les sociétés de masse, d’une culture esthétique elle-même induite par les traditions, les normes, les valeurs et les dogmes portés par l’idéologie dominante. Dans La dialectique de la raison (1974), Max Horkheimer et Theodor W. Adorno corroborent l’existence d’une culture esthétique dominante au ser vice des intérêts de ceux qui, justement, «dominent économiquement». Ils observent une uniformisation dans les productions culturelles qui est le fruit d’un «système» constitué grosso modo de la télévision et du cinéma, de la radio et des magazines. Ils déclarent: «Sous le poids des monopoles, toute civilisation de masse est identique et l’ossature de son squelette conceptuel fabriqué par ce modèle commence à paraître.» Cette normalisation supprime peu à peu toutes altérités. Un tel système aseptisé de toute marginalité a pour effet de réduire le contact des individus avec des objets pour lesquels ils ne possèdent pas de concept ou d’a priori. Horkheimer et Adorno remarquent que tout besoin «qui par exemple pourrait échapper au contrôle central est déjà réprimé par le contrôle de la conscience individuelle». Même constat pour les secteurs culturels: «chaque secteur est uniformisé et tous le sont les uns par rapport aux autres» dans un jeu d’interdépendance. En fait, l’idéologie dominante incite la majorité à associer, de façon simpliste, des concepts de beauté artificiels et préfabriqués à la plupart des objets auxquels elle donne son aval parce qu’ils se fondent dans la logique systémique et perpétuent le modèle en place. En contrepartie, les individus sont conditionnés à éprouver une aversion pour tout ce qui ne leur est pas familier. Dans ce système, les seuls exotismes qui soient sont édulcorés et vidés de leur substance pour ne devenir, en fait, qu’un produit comme un autre. Horkheimer et Adorno ajoutent: «Pour ses loisirs [l’humain] qui travaille doit s’orienter suivant cette production unifiée.» Il serait donc laborieux de se soustraire à cette foire extravagante, ostentatoire et absurde. La théorie kantienne présumait que l’individu, en voie de poser un jugement, aurait le champ libre pour organiser et embrasser les concepts selon sa propre volonté. En revanche, l’industrie a plutôt l’habitude de «tout schématiser» à sa place. Dans une telle situation, l’expérience de la beauté n’a plus rien à voir avec le libre arbitre, mais devient, à l’inverse, une mécanique prédéterminée qui a pour simple effet de déposséder encore davantage l’individu de sa créativité et de sa faculté de poser un jugement «réfléchissant».
Pour conclure, les menaces qui pèsent sur le monde sont principalement dues à la perte de jugement engendrée par l’avènement d’une société de masse colporteuse d’une culture de masse. Kant accorde à l’expérience esthétique de la beauté la capacité d’induire un jugement réfléchissant chez le sujet qui l’observe. Cependant, Horkheimer et Adorno montrent que ce jugement n’est en fait, dans notre société marchande, qu’un ersatz de liberté, en ce sens qu’il est déterminé par les produits culturels qui confortent l’idéologie dominante dans un statu quo vicié. Nul baume ne semble pouvoir nous préser ver du désespoir. Néanmoins, lumière au bout du tunnel il y a. Dans Survivance de lucioles, Georges DidiHuberman emprunte l’image des lucioles à Pier Paolo Pasolini. Les lucioles sont ces gens empreints de poésie que le système n’arrive pas à engloutir. Des lucioles subsistent et leur amour de la beauté affranchie est contagieux. Les lucioles opposent les scintillements des contre-pouvoirs aux lumières éblouissantes du pouvoir. En outre, pour reprendre les mots de Milan Kundera, chacun, «à son insu, compose sa vie d’après les lois de la beauté jusque dans les instants du plus profond désespoir» (L’insoutenable légèreté de l’être, 1984). Notre abattement face au monde n’est pas sans issue.
« Sous le poids des monopoles, toute civilisation de masse est identique et l’ossature de son squelette conceptuel fabriqué par ce modèle commence à paraître Max Horkheimer et Theodor W. Adorno
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