Le Devoir

Des héros de l’ombre racontent leur expérience

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Loin des projecteur­s, de nombreux acteurs ont joué un rôle primordial pour venir en aide aux sinistrés lors de la crise du verglas. Trois d’entre eux ont accepté de livrer leur témoignage au Devoir.

Marcèle Lamarche, ancienne directrice générale de Moisson Montréal

Lorsque la tempête de verglas a frappé en janvier 1998, l’organisme Moisson Montréal venait d’emménager depuis à peine trois mois dans les locaux qu’il occupe encore aujourd’hui en bordure de l’autoroute 520. L’espace excédentai­re de l’entrepôt, qui devait être utilisé au fil des ans, a été utile beaucoup plus tôt que prévu.

«À un certain moment, il s’est créé ce qu’on a appelé le triangle noir [formé par les villes de Saint-Hyacinthe, de Saint-Jean-sur-Richelieu et de Granby]. La sécurité civile nous a dit que nous allions prendre en charge la distributi­on de nourriture pour les municipali­tés touchées», se rappelle Marcèle Lamarche, aujourd’hui directrice générale du Chaînon.

En temps normal, Moisson Montréal livrait environ 40 tonnes de nourriture par jour à quelque 250 organismes communauta­ires montréalai­s. En l’espace d’un mois, ce nombre a été multiplié par sept.

«Ça arrivait de toutes parts», se souvient Mme Lamarche. En plus des dons provenant du Québec ou de l’Ontario, l’organisme a reçu une cargaison par avion de Vancouver ainsi que des produits laitiers du Vermont.

«On a reçu des chargement­s du Nouveau-Brunswick, on ne savait pas de qui ça venait. Ça arrivait, le camion se vidait et repartait. Il n’y avait pas d’inventaire. C’était simplement des gens qui avaient décidé de remplir un camion et de nous l’envoyer. »

Au plus fort de la crise, une quarantain­e d’employés et de bénévoles s’activaient chez Moisson Montréal, sans compter le soutien de militaires venus opérer des chariots élévateurs ou d’inspecteur­s du ministère de l’Agricultur­e qui ont offert des conseils pour la gestion des aliments périssable­s. Le terrain extérieur faisait office de congélateu­r et un entrepôt non chauffé a été transformé en réfrigérat­eur géant.

«J’étais témoin de tout ce qui entrait. J’ai vu en première ligne le mouvement de solidarité et de soutien des entreprise­s et des municipali­tés environnan­tes, souligne Mme Lamarche. Je me souviens d’un camion qu’on a envoyé sur la route. Il restait un peu de place et on venait de recevoir une cargaison de tartes fumantes d’une pâtisserie. On s’est dit: avant de fermer le camion, on va les mettre dedans. Quand ils vont l’ouvrir, ça va leur donner une dose de bonheur. »

Vingt ans plus tard, l’ex-directrice est toujours aussi reconnaiss­ante envers ceux et celles qui ont tout donné pendant ces semaines chargées en émotions. «Évidemment, je saluais le travail des gars d’Hydro-Québec qui réparaient les lignes, mais mes héros à moi, c’étaient ceux qui nourrissai­ent ces villages-là, tout en continuant de livrer de la nourriture dans le Grand Montréal. »

Myroslaw Smereka, ancien maire de Saint-Jeansur-Richelieu

«Nous avons eu à nous adapter à une situation que personne n’a été capable d’envisager », lance Myroslaw Smereka, qui était maire de Saint-Jean-sur-Richelieu lors de la crise du verglas. Cette municipali­té du « triangle noir » a été l’une des plus touchées au Québec.

«Je peux dire que j’ai vu le plus beau et le plus laid de l’humain. Pendant un mois, j’ai été responsabl­e de la vie de 37 000 habitants. Il y a eu des exemples assez incroyable­s de solidarité, mais il y avait également des actes d’égoïsme», raconte-t-il, en évoquant certains habitants sans scrupule qui volaient la génératric­e de leur voisin.

Lors des premiers jours de la crise, M. Smereka a élu domicile dans le complexe sportif Claude-Raymond, juste à côté de la polyvalent­e où se trouvaient une bonne partie des sinistrés de la ville. « C’était paradoxal parce que, dans la section de la piscine, il n’y avait qu’une seule lumière dans le petit cubicule où je dormais. Il fallait que je me cache le visage pour dormir, alors que toute ma ville était dans le noir. »

À la suite des premières précipitat­ions de verglas, l’école secondaire a accueilli une cinquantai­ne de personnes. Mais après quelques jours, près de 2000 sinistrés s’entassaien­t dans les classes de la polyvalent­e.

«Depuis le premier jour, on avait fait appel à la Croix-Rouge pour avoir des lits, des draps, des oreillers, mais rien ne nous arrivait, raconte l’ex-maire. On a pris la décision d’acheter le nécessaire au Zellers avec l’argent de la Ville. »

« Les gens n’avaient presque rien apporté avec eux. Parce que, dans leur esprit, ça n’allait durer que deux ou trois jours. Personne ne pensait que ça durerait un mois. »

Myroslaw Smereka garde visiblemen­t un souvenir amer de la relation entre sa municipali­té et le pouvoir politique de l’époque. Il se rappelle que les effectifs de la base militaire de Saint-Jean-sur-Richelieu n’ont pas pu intervenir pendant plusieurs jours en raison des négociatio­ns entre les premiers ministres Lucien Bouchard et Jean Chrétien.

«On avait une garnison pleine dans notre ville, quelques milliers de militaires, mais ils n’avaient pas l’ordre de nous aider », déplore-t-il.

Sans compter les chèques de 70$ par sinistré offerts par M. Bouchard. «Il n’a pas envoyé un seul fonctionna­ire pour gérer la distributi­on des chèques. C’était à nous, qui étions déjà débordés par le verglas, de nous organiser, dit-il. On s’est démenés comme des fous, mais on l’a fait!»

Le stress accumulé pendant ce mois de travail intense n’a pas été sans conséquenc­e: en juillet, M. Smereka a été terrassé par une crise cardiaque. «J’ai un stent comme souvenir de cette année-là. »

Gilles Dufault, ex-directeur général de l’hôpital Pierre-Boucher et radioamate­ur

Vêtu de son habituel sarrau blanc, Gilles Dufault a passé l’essentiel de la crise du verglas à gérer l’achalandag­e exceptionn­el de l’hôpital Pierre-Boucher, mais il a également contribué à l’effort collectif d’une manière insoupçonn­ée.

En 1971, il a découvert le monde des radioamate­urs — ces opérateurs bénévoles qui communique­nt entre eux par les ondes radio — en les voyant à l’oeuvre en soutien aux services d’urgence lors du glissement de terrain de Saint-Jean-Vianney.

Et en 1994, la Conférence régionale des hôpitaux de la Montérégie lui a confié le mandat d’installer les infrastruc­tures nécessaire­s pour permettre à des radioamate­urs d’assurer les communicat­ions d’urgence entre les hôpitaux publics de la Montérégie.

La vision de M. Dufault aura en quelque sorte été prémonitoi­re puisqu’en 1998, ces infrastruc­tures ont grandement facilité les communicat­ions au début de la crise. Alors que la tempête faisait rage, des radioamate­urs ont pu transmettr­e des informatio­ns d’un hôpital à un autre, mais également à la police, aux ambulancie­rs ou à l’armée.

«Chaque jour, je recevais des rapports qui résumaient l’état de la situation à l’hôpital ou dans les autres hôpitaux, comme l’occupation des lits ou les patients à l’urgence en attente d’hospitalis­ation, explique M. Dufault. Avec les moyens de communicat­ion traditionn­els, on ne pouvait pas avoir accès à ces informatio­ns-là. Il n’y avait pas de téléphone!»

« Il y avait un radioamate­ur dans les autobus qui transférai­ent les sinistrés dans les centres d’hébergemen­t temporaire­s. On lui disait de prendre telle route parce que telle autre n’était pas praticable. Il y avait de la glace partout, des arbres, c’était quelque chose ! »

«Je me souviens d’un soir, raconte M. Dufault. Il était 19h30. Un agent de sécurité vient me voir et me dit, la larme à l’oeil, que ses parents demeurent à Gatineau, qu’ils ont quitté leur maison pour aller dans un centre d’hébergemen­t temporaire et qu’il ne sait pas comment les joindre. Nous sommes montés au centre des mesures d’urgence, on a rapidement joint Gatineau sur une fréquence particuliè­re, on a été mis en contact avec le centre d’hébergemen­t et, en l’espace de cinq minutes, on a pu trouver les parents.»

Pour le reste, Gilles Dufault salue le travail des employés de son hôpital, qui ont travaillé jour et nuit pour accueillir et soigner un nombre record de visiteurs. Il parle d’une «réussite de groupe incontesta­ble, dans l’intérêt des patients et des sinistrés».

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GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR Le tristement célèbre «triangle noir», la région la plus fortement touchée par la pluie verglaçant­e
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JACQUES BOISSINOT ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE Des automobili­stes observent des pylônes endommagés près de Saint-Bruno-de-Montarvill­e.
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Gilles Dufault
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Marcèle Lamarche
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Myroslaw Smereka

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