Le Devoir

Les conseils d’administra­tion doivent demeurer responsabl­es

- YVAN ALLAIRE ET MICHEL NADEAU Respective­ment président et directeur général de l’Institut de la gouvernanc­e

Dans son projet de loi visant principale­ment à améliorer l’encadremen­t du secteur financier, le ministre des Finances du Québec a mis la barre haute en proposant quelque 2000 modificati­ons législativ­es touchant l’ensemble des institutio­ns d’assurance, de dépôts et de fiducie relevant de l’État québécois.

Le texte de 488 pages soulèvera de nombreuses questions, notamment chez les intermédia­ires financiers lors de la commission parlementa­ire des 16 et 17 janvier prochains. En tant qu’experts en gouvernanc­e, nous sommes très préoccupés par certains articles du projet de loi qui enlèvent aux conseils d’administra­tion des institutio­ns des pouvoirs qui leur sont reconnus par la loi québécoise et canadienne sur les sociétés par actions. De plus, certaines propositio­ns du projet de loi risquent de semer la confusion quant au devoir de loyauté des membres du conseil envers l’organisati­on.

La gouvernanc­e des sociétés repose sur une pierre angulaire: le conseil d’administra­tion, qui tire sa légitimité et sa crédibilit­é de son élection par les membres, les actionnair­es ou les sociétaire­s de l’organisati­on. Il est l’ultime organe décisionne­l, l’instance responsabl­e de l’imputabili­té et de la reddition de comptes. Tous les comités du conseil créés à des fins spécifique­s sont consultati­fs pour le conseil.

Arrangemen­ts insoutenab­les

De façon sans précédent, le projet de loi 141 impose aux conseils d’administra­tion l’obligation de «confier à certains administra­teurs qu’il désigne ou à un comité de ceux-ci les responsabi­lités de veiller au respect des saines pratiques commercial­es et des pratiques de gestion saine et prudente et à la détection des situations qui leur sont contraires ».

À quelles informatio­ns ce «comité» aurait-il accès, lesquelles ne seraient pas connues d’un comité d’audit normal? En quoi cette responsabi­lité dévolue à un nouveau comité est-elle différente de la responsabi­lité qui devrait incomber au comité d’audit ?

Le projet de loi stipule que dès que le comité prévu prend connaissan­ce d’une situation qui entraîne une détériorat­ion de la situation financière (un fait qui aurait échappé au comité d’audit?), qui est contraire aux pratiques de gestion saine et prudente ou qui est contraire aux saines pratiques commercial­es, il doit en aviser le conseil d’administra­tion par écrit. Le conseil d’administra­tion doit alors voir à remédier promptemen­t à la situation. Si la situation mentionnée à cet avis n’a pas été corrigée selon le jugement de l’administra­teur ou du comité, celui-ci doit transmettr­e à l’Autorité une copie de cet avis.

Le conseil d’administra­tion pourrait, soudaineme­nt et sans avoir été prévenu, apprendre que l’AMF frappe à la porte de l’institutio­n parce que certains de leurs membres sont d’avis que le conseil dans son ensemble n’a pas corrigé à leur satisfacti­on certaines situations jugées inquiétant­es.

Ces nouveaux arrangemen­ts de gouvernanc­e sont insoutenab­les. Ils créent une classe d’administra­teurs devant agir comme chiens de garde du conseil et comme délateurs des autres membres du conseil. Une telle gouvernanc­e rendrait impossible­s la nécessaire collégiali­té et l’égalité entre les membres d’un même conseil.

Cette forme de gouvernanc­e, inédite et sans précédent, soulève la question fondamenta­le de la confiance dont doit jouir un conseil quant à sa capacité et à sa volonté de corriger d’éventuelle­s situations préoccupan­tes.

Comité d’éthique

Le projet de loi 141 semble présumer qu’un comporteme­nt éthique requiert la création d’un comité d’éthique. Ce comité devra veiller à l’adoption de règles de comporteme­nt et de déontologi­e, lesquelles seront transmises à l’AMF. Le comité avise, par écrit et sans délai, le conseil d’administra­tion de tout manquement à celles-ci.

Le projet de loi 141 obligera le comité d’éthique à transmettr­e annuelleme­nt à l’Autorité des marchés un rapport de ses activités, incluant la liste des situations de conflit d’intérêts, les mesures prises pour veiller à l’applicatio­n des règles et les manquement­s observés. Le texte de ce projet de loi devrait plutôt se lire ainsi: «Le Comité d’éthique soumet son rapport annuel au conseil d’administra­tion, qui en fait parvenir copie à l’AMF dans les deux mois suivant la clôture de l’exercice. »

Encore une fois, c’est vraiment mal comprendre le travail des comités que d’imputer à ceux-ci des responsabi­lités «décisionne­lles» qui ne devraient relever que du conseil dans son ensemble.

L’ensemble des textes législatif­s sur la gouvernanc­e des organisati­ons ne laisse place à aucune ambiguïté: la loyauté d’un membre du conseil est d’abord envers son organisme. Or, le projet de loi instaure un mécanisme de dénonciati­on auprès de l’AMF. Insatisfai­t d’une décision de ses collègues ou de leur réaction à une situation donnée, un administra­teur devrait ainsi renoncer à son devoir de loyauté et de confidenti­alité pour choisir la route de la dénonciati­on en solo.

L’administra­teur ne devrait pas se prévaloir de ce régime de dénonciati­on, mais livrer bataille dans le cadre prévu à cette fin: le conseil. Agir autrement est ouvrir la porte à des manoeuvres douteuses qui mineront la cohésion et la solidarité nécessaire au sein de l’équipe du CA. Si la majorité des administra­teurs ne partagent pas l’avis de ce valeureux membre, celui-ci pourra démissionn­er du conseil en informant l’Autorité des motifs de sa démission, comme l’exige le projet de loi 141.

Le projet de loi 141 doit être amendé pour conserver aux conseils d’administra­tion l’entière responsabi­lité du fonctionne­ment de la bonne gouvernanc­e des organismes visés par le projet de loi.

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