Odile Tremblay
Ce dimanche, la cérémonie des 75es Golden Globes se déroulera sans le Blade Runner 2049 de Denis Villeneuve, grand absent des nominations. Devant le petit écran du soir, plusieurs auront envie de crier encore à l’injustice. Étrange phénomène que celui du succès public, autorisant toutes les volte-face. Les mêmes qui ont applaudi à deux mains à la sortie d’un film s’en détournent s’il ne récolte pas les recettes escomptées, oubliant leurs bons mots d’hier. Girouettes, va!
Après tout, ces nominations-là aux films et séries américaines sont établies par la presse étrangère à Hollywood, qui avait encensé ce film d’anticipation, d’abord pour sa réalisation exceptionnelle. Ne pas le voir concourir dans cette catégorie semble aberrant. Et pourtant…
Dangereux de juger une oeuvre sur son sillage davantage que sur sa valeur, mais ça se produit tout le temps. Combien de fois voit-on des films hués et massacrés à Cannes, réhabilités à leur sortie en salle par des médias repentis après qu’ils eurent été primés par le jury ou plébiscités à l’accueil ?
La durée du Blade Runner 2049 (2 h 44 min) l’aura desser vi, on s’entend là-dessus. Aussi, cette griffe individuelle posée sur une superproduction; immense qualité, mais avec effet déstabilisant sur des amateurs de recettes formatées.
C’est bien pour dire… Même Ridley Scott, réalisateur du film culte à son origine, qui au départ s’avouait en privé ravi du résultat, virait capot fin décembre avec une grâce de fée pour lancer sur le site Vulture : « It was fucking way too long. Fuck me!» Et de préciser du coup avoir participé au scénario (non crédité comme tel, seulement à titre de producteur exécutif), prenant une partie du blâme, pour ne pas avoir l’air d’attaquer Villeneuve, tout en s’y appliquant. Hum ! Tordu, avec ça.
Ironie du sort, le Blade Runner original de Scott aussi avait été boudé en salle en 1982, avant de se tailler une auréole au fil des ans. Et si c’était le cas aussi pour cette suite? Les Golden Globes seraient juste passés à côté.
Ce film héritera sans doute plus tard de nominations techniques aux Oscar, notamment pour la caméra de Roger Deakins, sans monter très haut. Effet d’entraînement.
Tout ça pour dire que si la tombée du vent peut desservir une oeuvre, des injustices se réparent parfois sur la durée. Jamais le cinéaste d’Incendies
n’aura reçu autant d’éloges pour un de ses films ni de claque si cuisante. Ça doit rendre un gars philosophe. Pour le meilleur et pour le pire Étonnante, au cours des éditions, cette importance prise par les Golden Globes (90 journalistes étrangers votant, et pas nécessairement les plus hot), qui priment la télé et le cinéma ; préfigurant les Oscar et leur tenant la lanterne, diffusés dans plus de 210 pays. On peut supposer que l’exceptionnel The Shape of Water de Guillermo del Toro récoltera les plus grands honneurs, que Frances McDormand sera primée comme actrice dans Three Billboards et Daniel Day Lewis, pour son rôle dans Phantom Thread. En espérant que la merveilleuse série de Jean-Marc Vallée
Big Little Lies recevra des lauriers, à tout le moins pour ses performances d’actrices, tout comme la dystopie
The Handmaid’s Tale, tirée de l’oeuvre de Margaret Atwood.
Chose certaine, côté films, la présence du lumineux Call Me by Your
Name de l’Italien Luca Guadagnino et de l’admirable animation britannico-polonaise La Passion Van Gogh
(Loving Vincent), hommage au peintre des Tournesols, au milieu des locomotives américaines, montre qu’il reste des portes ouvertes.
Ironiquement, si Hollywood accueille dans ces cérémonies des productions moins formatées que celles qui eurent la cote longtemps, c’est beaucoup grâce à Harvey Weinstein. Avec les méthodes que l’on sait, le producteur sut imposer des choix d’audace depuis le début de la décennie 90. Celui dont le nom ne se chuchotera plus sur les tapis rouges qu’en tremblant ou rageant — tel celui de Voldemort dans les Harry Potter — fut aussi un artisan de renaissance.
Et les vedettes, hommes et femmes, vêtues de noir dimanche aux Golden Globes pour dénoncer symboliquement (avec raison) la culture de harcèlement à Hollywood demeurent tributaires des exigences artistiques du producteur de Gangs of New York et du distributeur de The Artist.
Non moins ignoble pour autant, mais le dieu déchu aura marqué l’histoire d’Hollywood pour le meilleur et pour le pire. L’amnésie ne sert en rien une industrie. Celle du cinéma devra se dépatouiller avec ses splendeurs et ses monstres; facettes d’un même visage à l’oeil tombant et à la peau grêlée.
Le tison que cet homme en abus de pouvoir a allumé, avec conflagration mondiale sur paroles libérées, n’en finira plus de brûler dans ces cérémonies plus endeuillées qu’en fête en 2018. Car c’est une arrogante façon de vivre qui s’écroule avec la descente aux enfers des violeurs et des harceleurs, devant qui hier encore tous s’inclinaient, mais dont l’ADN de cette immense machine américaine n’a pourtant pas fini de se nourrir.