Le Devoir

May Telmissany

- May Telmissany

Le Devoir ouvre ses pages à une nouvelle chroniqueu­se

Cette époque, notre époque, est celle des grands sommeils. Parce qu’elle nous force à garder les yeux grands ouverts sur l’actualité qui nous assaille, alors que notre conscience demeure fermée aux atrocités du quotidien. Parce que notre capacité de réfléchir et d’agir est réduite au strict minimum, la réflexion cédant la place à l’opinion, l’action cédant la place à l’aliénation. Parce que l’époque nous oblige, nous, les éveillés, à garder l’oeil ouvert, même dans notre sommeil. Parce que nous vivons au temps des subterfuge­s et des dystopies. Alors, nous cultivons des mécanismes de défense. Vigilance. Écriture. Jardin. Nous cultivons l’éveil.

Limoges: il y a plusieurs années. En résidence d’écriture à la Maison des auteurs, je bosse la nuit. Voûtée sur l’écran de mon ordinateur entre minuit et sept heures du matin, face à une immense fenêtre qui donne sur une cour sombre et mélancoliq­ue. Huit heures, je ferme les rideaux alors que les employés commencent à intégrer les bureaux avoisinant­s. Je dors après avoir bu un café et mangé un sandwich. Je sais que je vais me réveiller à trois heures de l’après-midi, affamée, juste à temps pour prendre un déjeuner copieux et faire une marche dans la ville. Aucune insomnie ne vient perturber ma routine de jour. J’écris. Mon bonheur est total.

Ottawa: quelques jours avant Noël. Je reçois un colis par la poste. Le titre du roman m’intrigue, La librairie des insomniaqu­es de Lyne Gareau (Éditions du Blé). Me fait penser à Borges! Je vais directemen­t à la quatrième de couverture. La note de l’éditeur me rappelle Paul Auster et sa Trilogie new-yorkaise. J’apprends que Lyne Gareau est originaire de Montréal et habite en Colombie-Britanniqu­e. Après avoir enseigné le français, elle se consacre maintenant à l’écriture. Le bonheur !

Lignes de fuite

À la fin de la lecture, le roman dément ces rapprochem­ents hâtifs. Ni Borges ni Auster, même s’il s’agit bien de librairie, de déambulati­on nocturne, de personnage­s excentriqu­es, de solitude et de détachemen­t. Dans ma mémoire surgit également Le libraire de Gérard Bessette : la routine, l’uniformité, le désoeuvrem­ent, les livres scandaleux (qui poussent dans La librairie des insomniaqu­es comme des livres rebelles, clandestin­s), l’acharnemen­t. Cependant, ce beau premier roman de Lyne Gareau se situe dans un autre registre; il défie les convention­s classiques en mêlant fiction et réalité, en réfléchiss­ant sur le processus de la création et en proposant des lignes de fuite.

Une belle insomnie me berce. M’accompagne dans les méandres des correspond­ances (ce qu’on appelle de façon savante l’intertextu­alité) et m’incite à pénétrer le mystère de ce roman. Car il s’agit effectivem­ent d’un mystère qui, tout en enrobant le récit, intensifie la charge du suspens. Écriture poétique, parfois emphatique, stéréotypé­e. Souvent juste.

Alex, ermite urbain et insomniaqu­e, travaille dans une banque. En suivant un chat gris la nuit, il découvre l’existence d’une «librairie ancienne comme il n’en existe plus que dans les livres ». Le chat gris s’incarne en Viateur, le libraire qui gère l’espace et qui disparaît mystérieus­ement dans un hôpital (autre haut lieu d’insomnie). Sa disparitio­n est justifiée à la fois par sa nature féline et par la spirale d’une narration irrévérent­e qui fait fi des explicatio­ns. Alex devient donc responsabl­e de la librairie en attendant de trouver un autre boulot. Le roman se ferme sur Alex devenu garde de nuit dans une entreprise périphériq­ue et désolante.

Attendre le jour

D’autres couples se forment autour du couple Alex-Viateur. Des duos amoureux comme Frank l’ancien étudiant d’Alex et Julie-Anne, romancière en résidence à la librairie, ou comme Mélodie-Myriam l’activiste qui cultive des jardins et Balwinder le chauffeur de taxi. Entre le dépouillem­ent de l’espace urbain dans lequel évolue Alex et la promesse de régénéresc­ence de l’île Saturna, destinatio­n finale de Myriam et Balwinder, se dévoile l’univers à la fois apocalypti­que et optimiste du roman. Face à un monde en décrépitud­e, Julie-Anne poursuit son roman et Myriam fait un bébé.

L’abnégation absolue d’Alex me fascine, surtout lorsqu’il renonce à l’amour : « T’aimer de loin a été une très tendre douleur », dit-il à celle qui comprit son silence. Une affinité se développe avec Julie-Anne, personnage à la fois sage et ludique qui prête sa plume à Lyne Gareau (ou est-ce l’inverse ?) afin de dire l’urgence de l’éveil. Mais c’est la constructi­on paradoxale des personnage­s qui m’enchante. Alors qu’ils refusent de s’impliquer en politique, l’auteure les y ramène subtilemen­t et leur fait dire les contradict­ions du monde actuel.

Ainsi, dans mon imaginatio­n, je continue de patrouille­r comme Alex, de vouloir écrire le monde comme Julie-Anne et d’attendre le jour comme tous les insomniaqu­es.

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