Écrivain au travail
Pour Maude Deschênes-Pradet, ces formes d’art permettent d’apprendre à se connaître et à connaître les autres
En ce début d’année, Le Devoir vous amène de l’autre côté de la fiction, à la rencontre d’écrivains qui gagnent leur croûte dans des boulots plutôt éloignés de la littérature. En apparence.
Quiconque a déjà entrepris des études de deuxième ou de troisième cycle a un jour tranquillement senti le roc de son esprit vaciller sous le poids des lectures à avaler et des échéanciers à respecter. «Ç’a sauvé ma santé mentale!» s’exclame l’écrivaine Maude Deschênes-Pradet au sujet du yoga, cette salutaire pratique millénaire lui ayant permis de mettre un point final à sa thèse de doctorat en création littéraire sans visiter les urgences psychiatriques. «Un doc en littérature, c’est souvent très abstrait. On est très seul dans sa tête. Devoir sortir pour aller donner mes cours de yoga, c’est ce qui m’a gardée en contact avec le monde. » La romancière derrière La corbeille d’Alice (finaliste au Prix Senghor 2014) aborde la vingtaine lorsqu’elle s’inscrit avec sa mère à ses premières séances de yoga. Elle enseigne aujourd’hui, quelque 15 ans plus tard, le hatha yoga au Centre de yoga de Sainte-Foy ainsi qu’au PEPS de l’Université Laval.
«Se trouver devant un groupe de personnes et accepter que celles-ci regardent mon corps imparfait, qu’elles scrutent mes postures qui ne sont pas, elles non plus, toujours parfaites, avoir cette humilité-là de me trouver devant les gens, ça ressemble beaucoup au processus de publication», observe celle qui faisait paraître cet automne Hivernages (XYZ). «Je suis très consciente que mes deux romans ne sont pas parfaits, mais si j’avais attendu qu’ils le soient pour les publier, je ne l’aurais jamais fait. En tant qu’auteure, comme en tant que prof de yoga, je dois assumer mes imperfections en sachant que ça va m’emmener ailleurs et que ça va me permettre d’avoir des conversations extraordinaires avec les gens. »
Mais n’est-ce pas risqué pour l’écrivaine que de s’engager sur le long chemin de la sérénité qu’ouvre le yoga et d’ainsi assécher le réservoir de ses propres angoisses, au fond duquel le créateur sait souvent trouver ses idées les plus fortes?
«J’ai déjà pensé que c’était contradictoire, confie la yogi, mais le travail de la méditation, ce n’est pas de faire comme si on n’en avait pas, des angoisses. Le yoga, c’est accepter de reconnaître ses défauts, et c’est aussi une philosophie non duelle. Il n’y a pas de bien et de mal, de bon ou de pas bon, dans le yoga. Il faut accepter de se voir tel qu’on est et cette attitude-là du témoin, de l’observateur qui ne juge pas, c’est beaucoup ça, le travail de l’écrivain quand il écrit son premier jet. » Apprendre à voir la beauté «Une année, sans qu’on sache pourquoi, l’hiver ne s’est pas terminé. Depuis, tout est couvert de neige et de froid », écrit Maude Deschênes-Pradet dans Hivernages, hallucination apocalyptique d’une humanité condamnée pour le reste de l’éternité à errer dans des bottes à semelles mouillées, tout en essuyant de violentes bourrasques poudreuses. S’agit-il d’un hasard si le personnage de Thalie pratique le yoga afin de générer de la chaleur sous ses vêtements couverts de frimas, à l’instar de ces milliers de Québécois qui se rendent chaque semaine au centre de yoga de leur quartier afin de générer de la chaleur quelque part au fond de leur poitrine? Évidemment que non.
«Pour moi, Hivernages est un livre qui parle d’espoir», insiste son auteure, à qui l’on soulignait la grande inquiétude face à notre avenir collectif traversant la glace épaisse de cette dystopie sortie de son imaginaire. « C’est un univers qui, oui, est dur, où on meurt de froid et de faim, mais où les aurores boréales sont aussi vraiment belles, où les rencontres entre ces humains profondément fragiles se transforment en moments très touchants. Le contraste entre la nécessité de survie et ces instants de tendresse met en exergue ces étincelles de beauté qui surgissent tout le temps dans la vie, peu importe la situation. »
«C’est pour ces raisons-là qu’on vient au yoga ou à la littérature: pour tenter de trouver du sens», laissera tomber un peu plus tard au cours de la conversation celle qui dit faire au quotidien le choix de voir le beau.
Le récit du plus précieux moment que lui aura permis de vivre le yoga ne pourrait mieux en témoigner. «Ce jour-là, je n’avais vraiment pas le goût d’aller donner mon cours. J’étais en peine d’amour et je ne savais même pas si j’allais être capable d’arrêter de pleurer. Mais j’y suis allée quand même et j’ai réussi à trouver un peu de calme en moi, je suis parvenue à prendre une grande respiration et à sortir de ma propre vie, de ma propre peine. En finissant le cours, j’étais étonnée de comment ça m’avait fait du bien. Ç’a été une belle leçon sur ce que ça peut apporter de sortir de soi un instant.» Destination : l’universel Par-delà les contorsions physiques que sa pratique suggère, le yoga pointe fondamentalement vers la réduction de la taille de son ego, une idée en apparence difficilement conciliable avec le travail de l’écrivain, appelé à commenter sa société sur la place publique, à se remémorer son enfance et, dans de très rares cas, à rigoler sur le plateau d’une émission de télé, entre un jeune humoriste et une comédienne populaire.
«Oui, la création artistique, c’est exposer une part de soi, mais ce qui est intéressant dans la part de moi à partir de laquelle j’écris, ce n’est surtout pas ma petite personne », pense pour sa part Maude Deschênes-Pradet. «Ce qui est intéressant, c’est la part de moi qui rejoint l’universel. La science, l’art, la philosophie, le yoga, ce sont toutes des manières d’essayer de comprendre comment ça marche, l’être humain, comment ça marche, la vie. Ce qu’on cherche en travaillant à se connaître soi, c’est à connaître les autres. »