La haine du siècle
L’historien Michel Winock fait revivre les figures fortes du décadentisme français
Le mot «décadent», on pourrait l’oublier, renvoie parfois à autre chose qu’à un mélange de brisures de chocolat, de farine enrichie, de beurre et de sucre. En littérature, le parfum est un peu plus sulfureux, avec comme notes de fond persistantes le thème du crépuscule de l’Occident.
Entre l’inconfort de la défaite de 1870 contre l’Allemagne et les préludes excités de l’Exposition universelle de 1900 à Paris, en réaction à l’accélération des changements sociaux, devant les excès du naturalisme d’un Zola et dans une volonté vague de fuir les vulgarités de la société démocratique, vont ainsi s’écouler en France deux décennies particulièrement exaltées sur presque tous les plans.
Dandysme, nihilisme, volonté d’étonner, artifice et sophistication, culte de la névrose: le décadentisme, rappelle l’historien Michel Winock dans son essai Décadence fin de siècle, est une «idée vague, une représentation pessimiste du monde, une nostalgie de ce qui n’est plus, une création de l’univers maussade, alarmiste ou carrément désespérée ».
Et ce climat moral «fin de siècle», bien avant les déclinistes d’aujourd’hui, personne sans doute ne l’a mieux épinglé que Joris Karl Huysmans dans À rebours, roman fascinant et faisandé devenu dès sa parution en 1884 une sorte de bréviaire de la décadence. «Les sociétés qui finissent, les nations perdues, les races sur le point de mourir, laissent derrière elles des livres précurseurs de leur agonie», écrivait la même année l’écrivain Jules Barbey D’Aurevilly, qui voyait dans À rebours le miroir parfait d’une société en déclin.
Alors que l’inquiétude sur le genre atteint son paroxysme — s’exprimant à travers un intérêt soudain et soutenu pour mythe de l’androgyne —, que semble culminer le goût pour l’étrange, le bizarre, le morbide, le pervers et un certain «snobisme de l’inversion», «l’obsession sexuelle est au centre de la littérature décadente », rappelle justement Winock.
Cette littérature, tout en cristallisant les angoisses de l’époque, a aussi joué à coup d’audaces et de provocations le rôle d’un formidable moteur d’innovation, autant sociale qu’artistique.
«L’organisme social entre en décadence quand les parties, c’est-à-dire les individus, se détachent au détriment de la cohérence qui l’unifie», souligne aussi l’historien, vingt ans après Le siècle des intellectuels (Seuil, prix Médicis essai en 1997).
Barbey d’Aurevilly, Huysmans, Villiers de l’Isle-Adam, Barrès, Mirbeau, Mallarmé, Rachilde ou Remy de Gourmont (auxquels feront écho en peinture Félicien Rops et Gustave Moreau): entre l’esthétique et l’état d’esprit, Michel Winock fait revivre ici ces figures fortes du décadentisme en les situant admirablement au coeur de leur oeuvre et de leur époque.