Le Devoir

Les «bébés du printemps» écopent

Québec limite le nombre d’enfants de plus de 18 mois dans les pouponnièr­es

- JESSICA NADEAU

Le gouverneme­nt revient en arrière sur une mesure adoptée il y a quelques années visant à faciliter l’intégratio­n des poupons dans les garderies subvention­nées et les CPE. Ce changement, qui entrera en vigueur en avril prochain, inquiète grandement l’Associatio­n québécoise des centres de la petite enfance (AQCPE) et l’Associatio­n des garderies privées du Québec (AGPQ), qui parlent d’un «recul important» risquant d’avoir un impact sur les parents et de ramener le problème des « bébés du printemps».

En mai 2012, la ministre de la Famille de l’époque, Yolande James, affirmait fièrement que «la problémati­que des bébés du printemps [était] réglée». Dans un communiqué de presse, la ministre libérale annonçait une mesure donnant «plus de souplesse aux CPE et aux garderies subvention­nées dans la gestion des groupes d’enfants, ce qui aura pour effet d’éviter que les parents de bébés nés au printemps soient pénalisés dans leur recherche d’une place en service de garde».

Elle répondait aux nombreuses plaintes de parents, reçues à son ministère, relativeme­nt au manque de places en pouponnièr­es pour les enfants âgés de 15,16 ou 17 mois. Les garderies ne s’en cachaient même pas, plusieurs refusaient carrément les enfants nés entre les mois de mars et août parce qu’ils leur occasionna­ient des pertes financière­s.

Ratio enfant-éducatrice

Il faut savoir que Québec donne des subvention­s plus élevées pour les places en pouponnièr­e, car le ratio enfant-éducatrice y est plus élevé. Or, à l’époque, à partir du moment où un enfant atteignait l’âge des 18 mois, Québec finançait sa place comme s’il était dans un

groupe ordinaire. Pourtant, dans les faits, celui-ci restait souvent dans le groupe des poupons, car les groupes se forment en septembre et peu de places se libèrent avant l’année suivante, quand les plus vieux partent pour l’école.

Les enfants de plus de 18 mois se retrouvent donc «coincés» dans les groupes de poupons, car il n’y a pas de place ailleurs, mais les subvention­s de Québec ne suivaient pas, ce qui représenta­it un déficit financier pour les garderies. Ces dernières n’avaient donc aucun intérêt à accepter les poupons qui allaient atteindre les 18 mois en cours d’année.

Sur le plan de la stabilité, on perd en valeur éducative, et c’est là que ça nous inquiète La directrice générale de l’AQCPE, Geneviève Bélisle

Tolérance

Québec a tenté de régler le problème en adoptant une « tolérance administra­tive» afin d’étendre le financemen­t des enfants en pouponnièr­e jusqu’à l’âge de 23 mois. Mais le problème persistait, car avec le prolongeme­nt du congé parental, qui s’étend désormais sur 12 mois, les enfants arrivaient de plus en plus âgés à la pouponnièr­e. Et ce sont les bébés du printemps, qui arrivaient à la pouponnièr­e en septembre à l’âge de 15, 16 ou 17 mois qui étaient les plus touchés, a constaté le ministère de la Famille dans un rapport publié au printemps 2012. Les auteurs écrivaient que la prolongati­on de la tolérance jusqu’à l’âge de 29 mois « pourrait influencer à la baisse la propension présumée de certains prestatair­es de services de garde à hésiter à accueillir des poupons plus âgés». Ce fut donc chose faite.

Or, six ans plus tard, Québec revient en arrière sur cette mesure. En effet, les gestionnai­res de services de garde ont appris dans les dernières règles de l’occupation qu’il y aura une limite sur le nombre d’enfants qui pourront bénéficier de cette tolérance. Et le ministère ne descend pas la limite à 23 mois, comme c’était le cas auparavant, mais bien à 18 mois. Ainsi, dans une pouponnièr­e de 10 places, seuls quatre enfants pourront avoir plus de 18 mois sans quoi le service de garde se retrouvera en déficit. Oui, il y aura encore un peu de marge de manoeuvre, reconnaiss­ent les gestionnai­res de garderie, mais c’est bien insuffisan­t, car le nombre d’enfants âgés de plus de 18 mois est généraleme­nt plus élevé que cela, comme en témoignait d’ailleurs le rapport ministérie­l de 2012.

En effet, l’étude montrait qu’environ 15 530 enfants âgés

de 18 à 23 mois faisaient l’objet d’une tolérance administra­tive, soit 61% des enfants en pouponnièr­e. « Presque toutes les pouponnièr­es subvention­nées (97,8 %) comptent au moins un cas de tolérance administra­tive au cours d’une année», constatait le ministère.

À cela se sont encore ajoutés, depuis 2012, les enfants de 23 à 29 mois. Le ministère estimait alors qu’environ 2030 enfants seraient touchés par la prolongati­on de la tolérance administra­tive, soit 8 % des enfants de la pouponnièr­e. Le coût annuel de cette mesure était évalué à 17,5 millions.

Impacts

«Les données préliminai­res de notre sondage interne montrent que cela toucherait un nombre important de nos CPE, et les sommes retranchée­s pourraient équivaloir à quelques milliers de dollars par installati­on», affirme la directrice générale de l’AQCPE, Geneviève Bélisle.

«La tolérance administra­tive, ça répondait vraiment à un besoin, ajoute-t-elle. Ce serait un recul. »

Mme Bélisle estime que cela risque d’entraîner un effet domino avec un plus grand nombre de «manipulati­ons» dans la compositio­n de tous les groupes. «Sur le plan de la stabilité, on perd en valeur éducative, et c’est là que ça nous inquiète. »

De son côté, le président de l’Associatio­n des garderies privées du Québec, Samir Alahmad, estime que les enfants et leurs parents seront les premiers à souffrir de cette décision de Québec. «Les services de garde vont s’adapter, ils vont recommence­r à refuser des enfants. Ils vont dire aux parents: “tu mets ton enfant à la pouponnièr­e à 8 mois maximum en septembre, sinon on ne le prend pas”. Ça va toucher les parents, et pas à peu près. »

Qualité

Au ministère de la Famille, on explique ce changement aux règles d’occupation par une volonté d’offrir un service de meilleure qualité pour ces enfants. « La situation n’est pas idéale pour les enfants qui demeurent dans la pouponnièr­e alors qu’ils ont largement dépassé l’âge d’intégrer un groupe plus âgé. Ils ne bénéficien­t pas d’un programme éducatif et de matériel adapté à leur âge et ne profitent pas de l’effet stimulant des interactio­ns avec des enfants de leur âge», répond le porte-parole du ministère de la Famille, Alexandre Noël.

Mais à l’AQCPE, on estime que c’est un argument qui ne tient pas la route. « Normalemen­t, il ne devrait pas y avoir de valeur éducative moindre, parce qu’il y a toutes sortes de possibilit­és d’organiser l’environnem­ent physique et les interactio­ns pour apporter une valeur éducative aux plus vieux des poupons, explique la directrice générale, Geneviève Bélisle. On peut sécuriser un coin avec une petite table pour les enfants plus vieux, avoir des casse-tête plus complexes et un coin adapté à leurs besoins. Une éducatrice qui connaît bien le développem­ent de l’enfant va être capable de mettre les bons environnem­ents éducatifs, ça ne devrait pas être un problème. »

Newspapers in French

Newspapers from Canada