Tous ne sont plus «Je suis Charlie»
C’est le jour où tout avait basculé. Trois ans après le 7 janvier 2015, c’est dans la sobriété et la retenue que la France a rendu hommage aux victimes des attentats terroristes qui ont décimé la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo et, deux jours plus tard, les clients d’une épicerie juive. Dix-sept morts en tout, dont on a voulu honorer dimanche la mémoire dans le silence et le recueillement. Pas de discours ni de rassemblements. Tels étaient les voeux des familles des victimes qui ont été respectés à la lettre.
Dans la matinée, vers 11 heures, le président Emmanuel Macron a donc déposé une gerbe de fleurs devant les anciens locaux de Charlie Hebdo où presque toute la rédaction alors présente a été abattue froidement par les frères Chérif et Saïd Kouachi. Les noms des 12 victimes, dont ceux des dessinateurs Cabu, Wolinski, Tignous, Honoré et Charb, connus de toute la France, ont été lus sobrement. Le président n’était accompagné que de son épouse, de la mairesse de Paris, Anne Hidalgo, de trois ministres et de quelques proches des victimes.
Même sobriété deux rues plus loin, sur le boulevard Richard Lenoir, où le président avait tenu à rendre le même hommage à Ahmed Merabet, un policier d’origine maghrébine
sauvagement assassiné et dont la seule faute aura été de se trouver sur le chemin des djihadistes alors qu’ils prenaient la fuite. Le cortège s’est ensuite transporté porte de Vincennes, devant l’Hyper Cacher où un troisième djihadiste, Amedy Coulibaly, avait pris en otage et tué quatre clients et un employé juifs. La veille, il avait assassiné, en pleine rue de Montrouge, Clarissa Jean-Philippe, une policière née en Martinique.
L’unanimité disparue
Trois ans plus tard, le temps n’est plus aux manifestations monstres, comme celle qui, dès le 11 janvier, avait fait descendre dans les rues des millions de Français accompagnés d’une cinquantaine de chefs d’État et de gouvernement — à l’exception notable du président américain et des premiers ministres canadien et québécois. À cette époque, le monde entier entonnait « Je suis Charlie ». Il n’aura fallu que quelques semaines pour ébranler cette unanimité et constater que les populations issues de l’immigration ne s’étaient pas jointes aux manifestations. Dans les lycées de banlieue, de nombreux jeunes refusèrent aussi de participer aux hommages aux dessinateurs qu’ils accusaient d’avoir blasphémé l’islam.
Samedi, c’est sous protection policière qu’une assemblée de débats et de concerts intitulée «Toujours Charlie» a rappelé qu’en France, tous ne se sentaient pas Charlie. Elle était organisée aux Folies-Bergère en présence de l’ancien premier ministre Manuel Valls et de la mairesse de Paris, Anne Hidalgo. Très applaudie, la philosophe féministe Élisabeth Badinter a déploré le fait que certains sujets concernant l’islam ne pouvaient plus être enseignés dans les écoles. «Beaucoup sont prêts à tous les abandons, a-t-elle déclaré, pour avoir une paix et ne pas avoir à défendre ces valeurs [républicaines]. »
Cette soirée qualifiée par certains de «laïcarde» intervient alors qu’une polémique oppose depuis plusieurs semaines le site d’information Mediapart, dirigé par Edwy Plenel, à l’hebdomadaire satirique et à son éditorialiste, Riss. Accusé par ce dernier de complaisance à l’égard de l’islamisme (et notamment du prédicateur Tariq Ramadan avec qui il a donné des conférences), Edwy Plenel a à son tour accusé Charlie de diaboliser «tout ce qui concerne l’islam et les musulmans». À l’origine de cette controverse, une première page où l’hebdomadaire, qui n’a jamais ménagé les religions, montrait Tariq Ramadan (accusé de viols et d’agression
sexuelle) en érection sous ce titre: «Le 6e pilier de l’islam ».
Derrière des portes blindées
«Est-il normal qu’un journal soit contraint de vivre sous protection publique et privée? De travailler derrière des portes blindées?», a demandé samedi le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, Gérard Biard. Dans sa dernière livraison, titrée «Trois ans dans une boîte de conserve», Charlie Hebdo révèle que, depuis trois ans, les menaces de mort n’ont jamais cessé contre sa rédaction et ses collaborateurs. Journalistes et dessinateurs ne peuvent plus se déplacer ni partir en reportage sans une protection policière de tous les instants. Une protection qui coûte d’ailleurs à l’hebdomadaire près d’un million et demi d’euros par an. Les dédicaces et même la pièce tirée d’un texte posthume de Charb (Lettre ouverte aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes) se déroulent sous protection policière.
Selon un sondage réalisé par l’Ifop, trois ans plus tard, 61% des Français disent toujours s’identifier au slogan «Je suis Charlie». Dix points de moins qu’il y a un an, précise néanmoins le directeur de l’institut, Frédéric Dabi. Selon lui, «c’est sur les réseaux sociaux qu’il y a le plus de remises en cause de Charlie» et que «certains disent que le journal dépasse les bornes ».
Ce débat se poursuivra samedi prochain lors d’une grande rencontre organisée en Seine-SaintDenis intitulée, Avec Charlie, laïcité j’écris ton nom. On y entendra notamment l’auteure et militante québécoise Djemila Benhabib ainsi que Ensaf Haidar, qui habite Sherbrooke. Invitée d’honneur, Ensaf Haidar est l’épouse du blogueur Raïf Badawi emprisonné en Arabie saoudite où il a été condamné pour apostasie et blasphème. Les attentats islamistes ont fait 241 morts en France depuis ce fatidique 7 janvier 2015.