Le Devoir

Les trois vies d’une battante

Le parcours morcelé d’une interprète française bien-aimée

- SYLVAIN CORMIER

Ç a se calcule par trois. La mort en trois temps, la carrière en trois temps, l’amour en trois temps. La mort de France Gall à 70 ans, dimanche matin à l’hôpital de Neuilly, était la troisième étape de son combat contre le cancer du sein: il y a celui qu’elle vainc au début des années 1990, et puis les deux récentes récidives, celle de 2015 et celle qui vient de l’emporter.

Elle aura mené trois carrières comme on vit trois vies. Elle fut la plus récalcitra­nte idole yéyé des années 1960, la «poupée de cire, poupée de son» de l’opportunis­te (mais génial)

Gainsbourg, ballottée dans le métier jusqu’à en être dégoûtée. Et puis elle et Michel Berger se trouvèrent, et leur couple sera fusionnel jusque dans la création, l’auteur-compositeu­r lui donnant des mélodies et des mots faits pour exprimer ce qu’elle voulait vraiment exprimer, de Si maman si à Ella, elle l’a. Et à la suite de l’abrupt décès de celui-ci, terrassé à 44 ans par une crise cardiaque, elle deviendra à plein temps la gardienne de sa mémoire et ses chansons, jusqu’à la comédie musicale Résiste, qu’elle coécrit avec son compagnon Bruck Dawit, présentée en 2015 et 2016 à Paris et à travers l’Europe francophon­e. Notez: Berger meurt en 1992, et le cancer est diagnostiq­ué l’année d’après.

Avant que Michel Berger ne lui écrive en 1974 La déclaratio­n d’amour, sans doute le plus émouvant message personnel écrit par un auteurcomp­ositeur amoureux à l’interprète de son coeur — «Quand je suis seul et que je peux rêver/Je rêve que je suis dans tes bras/Je rêve que je te fais tout bas/Une déclaratio­n…» —, France Gall aura eu deux notables liaisons, qui donnèrent aussi lieu à des chansons: Claude François (Comme d’habitude) et Julien Clerc (Souffrir par toi n’est pas souffrir). Elle parlera peu ou pas de ces amours d’avant le grand amour, de la même façon qu’elle évitera le plus souvent d’évoquer ses années Salut les copains, et ne chantera presque plus jamais sur scène les succès très mythifiés de cette période où elle ne décidait de rien. Berger, encore lui, dira tout ce qu’elle ressent dans la chanson Tout pour la musique : « Et ils répètent ces mots/Sans suite et sans logique/Comme on dit des mots magiques/Tout pour la musique… »

Qui a eu cette idée folle ?

C’est Robert Gall, père d’Isabelle (son véritable prénom), qui lui écrit Sacré Charlemagn­e en 1964. Ritournell­e imparable: «Qui a eu cette idée folle/Un jour d’inventer l’école ? »

Elle a 17 ans, on la joue fillette, elle pose avec des figurines en bois sur le Super 45 tours, où il y a aussi Nounours et Au clair de la lune. Le contraste sera d’autant plus frappant lorsqu’elle remporte le concours de l’Eurovision l’année d’après, où elle défend cette chanson où Serge Gainsbourg tourne en dérision la fabricatio­n des midinettes du yéyé tout en investissa­nt le marché plus que lucratif: Poupée de cire, poupée de son. Plus tard, cela donnera Les sucettes, sommet de perversité où Gainsbourg lui fait chanter «Lorsqu’elle n’a sur sa langue que le petit bâton/Elle prend ses jambes à son corps/Et retourne au drugstore… »

Il faut voir le Serge triomphant, susurrant Les sucettes, en duo avec France, pour l’émission de fin d’année 1966 Dents de lait, dents de loup. En entrevue pour Le Devoir, elle m’avait juré n’avoir compris le second degré que bien après, et qu’elle s’était sentie « trahie, presque violée». On comprend son mutisme, et son refus d’écrire une autobiogra­phie. De toute cette période, elle n’aura d’affection que pour ses incursions jazzy (Le coeur qui jazze, Jazz à gogo). Il n’empêche que ses disques d’alors sont devenus cultissime­s, et que la France Gall de Laisse tomber les filles, Baby pop, Teenie weenie boppie, Nous ne sommes pas des anges, Chanson pour que tu m’aimes un peu, ainsi que l’indicatif de l’émission Dim Dam Dom, fait aujourd’hui la joie des amateurs de Swinging 60’s French Ye-Ye Girls, un peu partout dans le monde.

Plus jamais comme avant

À la fin des années 1960, il n’y avait même plus Gainsbourg pour lui pondre des tubes: sur l’étiquette La Compagnie, elle enregistre des bêtises: L’orage, La torpédo bleue. On ne retient qu’Homme tout petit, qu’elle vient chanter en spectacle au Québec en 1969, un séjour pas très heureux. Il faudra sa participat­ion à la première version de Starmania, l’opéra pop de Luc Plamondon et Michel Berger, pour que le contact se renoue. Le couple Gall-Berger aura même son pied à terre à Outremont, pas loin de chez Plamondon. C’est le parolier qui répondit au téléphone et lui passa l’appel lorsque je l’interviewa­i au milieu des années 1980 pour CIBL: c’était ma toute première entrevue, j’en bégayais.

Elle ne se produisit plus jamais sur scène chez nous après 1969. Je la vis à Paris, salle Pleyel, grâce à Hélène Morin de chez Warner. Son spectacle lui ressemblai­t, les chansons de son Michel Berger étaient les siennes, et elle inspirait toute une génération de jeunes femmes: Diego libre dans sa tête, Il jouait du piano debout, Ella, elle l’a, Cézanne peint, Musique, Résiste, Débranche, Donner pour donner (son duo avec Elton John), Laissez passer les rêves, la poignante Évidemment écrite en souvenir de Daniel Balavoine, tant d’autres titres de son « vrai » répertoire. La chanson gagnera encore en pertinence en 1997, quand sa fille Pauline, un de ses deux enfants, sera emportée par une maladie génétique. « Y a comme un goût amer en nous/Comme un goût de poussière dans tout/Et la colère qui nous suit partout/Évidemment/Évidemment/On danse encore/Sur les accords/Qu’on aimait tant/Mais pas comme avant… »

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FRANCE-PRESSE AGENCE GUILLOT FRANCOIS
 ?? LE DEVOIR ?? Pochette d’un 45 tours lancé au Québec en 1969
LE DEVOIR Pochette d’un 45 tours lancé au Québec en 1969

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