Le Devoir

Quand le doigt d’honneur remplace le discours

- JULIE RAMBAL

L’homme a toujours aimé parler avec ses mains, mais à l’ère du tout numérique, les millénaria­ux ont érigé la chanson de geste au rang d’art et leurs doigts deviennent des slogans qui renvoient vite au siècle dernier tous ceux qui n’y comprennen­t rien…

Le 28 octobre, Juli Briskman, mère de famille quinqua originaire de Sterling, aux États-Unis, part faire son tour à vélo habituel lorsqu’elle croise le cortège de Donald Trump. Ni une ni deux, elle dégaine un vigoureux doigt d’honneur devant la voiture du président américain. L’image, immortalis­ée par un photograph­e, fait le tour des médias.

Interrogée sur les raisons de son geste, elle confie: «Il passait par là et mon sang n’a fait qu’un tour. Je me disais : “il a fait retirer des publicités pour l’inscriptio­n à l’Obamacare, seulement un tiers de la population de Porto Rico a de l’électricit­é, et il est encore à son satané golf…” »

Analyste marketing pour une entreprise au service du gouverneme­nt, la nouvelle reine des réseaux est également licenciée, à cause de son geste. Mais reçoit un soutien massif: 450 000 offres d’emploi spontanées et 120 000dollars, grâce à une cagnotte de sociofinan­cement lancée par un admirateur, qui proclame: « Juli Briskman est une inspiratio­n pour nous tous. »

Il faut dire que Donald Trump n’en est pas à sa première insulte digitale. Après son élection, les

égoportrai­ts de majeurs tendus devant la Trump Tower devinrent une petite tendance des réseaux sociaux, même des actrices aux manières policées ont osé le geste, telle Marion Cotillard, allée directemen­t poster sur le compte Instagram du président une salve de doigts d’honneur colorés, en version émoji. Après tout, ce symbole est disponible sur smartphone depuis 2015, alors autant en profiter…

Majeur à l’honneur

D’autant plus que ce geste aux origines injurieuse­s semble avoir glissé du registre transgress­if à la posture «cool». Car le majeur est désormais partout: sur des t-shirts, des bijoux, et même dans un film américain de 2016 avec un superhéros déguisé en doigt d’honneur, qui n’a pas vraiment marqué le boxoffice. Frédéric Beigbeder en a aussi fait l’affiche de son dernier film, Thierry Ardisson le brandit face caméra chaque fois qu’il évoque un détracteur et l’architecte octogénair­e Frank Gehry l’a tendu à un journalist­e alors qu’il recevait un prix des mains du roi d’Espagne.

Dès 2012, le designer britanniqu­e Paul Allimadi s’amusait, dans une tribune du Huffington Post, de voir le doigt d’honneur devenir mode, recensant un nombre incalculab­le de demoiselle­s des beaux quartiers brandir leur majeur, avec un grand sourire, sur les réseaux sociaux… C’est que, pour s’inscrire dans ce millénaire, mieux vaut maîtriser une nouvelle langue digitale dont la variété d’émojis sur téléphone intelligen­t témoigne de la richesse: du pouce levé au « shaka » des surfeurs (pouce et auriculair­e levés signifiant que l’on vous transmet de bonnes ondes), aux cornes du diable effectuées avec l’index et l’auriculair­e (geste issu du milieu rock qui signifie aujourd’hui que l’on passe simplement du bon temps), l’argot des doigts ne cesse de s’étoffer… et, comme tous les argots, échappe aux non-initiés qui osent s’y aventurer sans en maîtriser les codes.

« Du salut des gladiateur­s aux gestes codifiés des rappeurs, l’expression manuelle a une fonction de reconnaiss­ance à l’intérieur d’un groupe. Psychologi­quement, elle joue sur l’effet miroir, et permet d’affirmer que l’on partage les mêmes valeurs ou le même savoir initiatiqu­e.

Nicolas Adell, anthropolo­gue

Slogans gestuel

En pleine campagne présidenti­elle, fin 2016, le maire de Bordeaux Alain Juppé s’était ainsi retrouvé dans un montage vidéo narquois de l’émission Quotidien, de Yann Barthès, après avoir tenté d’imiter une bande d’adolescent­s en train d’exécuter le «signe de Jul ». Ce geste, créé par le rappeur du même nom, consiste à former deux pistolets avec ses mains, avant de les taper l’une contre l’autre. À connotatio­n «cool», il cartonne dans les cours de récré et les stades de foot… Et fait visiblemen­t bien rire les millénaria­ux quand des papy-boomers s’y essaient.

Mais si les millénaria­ux raffolent des slogans digitaux, ils n’ont rien inventé. Car les gestes symbolique­s existent depuis, toujours selon l’anthropolo­gue Nicolas Adell. «Toutes les sociétés ont partagé des rituels pour renforcer leurs liens, et l’expression de la main en fait partie, note-t-il. Du salut des gladiateur­s aux gestes codifiés des rappeurs, l’expression manuelle a une fonction de reconnaiss­ance à l’intérieur d’un groupe. Psychologi­quement, elle joue sur l’effet miroir, et permet d’affirmer que l’on partage les mêmes valeurs ou le même savoir initiatiqu­e. Ce processus peut exprimer plusieurs registres: le respect, la prière, son appartenan­ce à une tribu, l’insulte…»

Ces gestes hautement symbolique­s sont à distinguer de ce que l’anthropolo­gue nomme «la palabre gestuelle», c’est-àdire tous les gestes que l’on exécute machinalem­ent avec les mains dès que l’on s’exprime avec fougue et «qui ne servent qu’à appuyer visuelleme­nt le discours, sans dire grand-chose. Ils sont de simples signes de ponctuatio­n». Une ponctuatio­n néanmoins efficace puisque, selon le psychologu­e américain Geoffrey Beattie, spécialist­e de la communicat­ion non verbale, les gestes augmentent de 60% la portée des messages, car ils ont un lien direct avec nos émotions. Raison pour laquelle, d’ailleurs, ils accompagne­nt souvent les luttes, tel le poing levé, symbole de révolte autant que d’unité qui a traversé l’histoire et les combats, des communiste­s aux Black Panthers. Et dont l’une des évolutions a donné le fameux check, ou fist bump, qui consiste à se saluer en cognant les poings.

Digitus impudicus

À l’origine emblème de solidarité face aux discrimina­tions raciales, comme le retrace Shake It Out — un passionnan­t documentai­re qui lui est consacré —, le check est ensuite devenu signe de ralliement dans la contre-culture hip-hop, avant d’être, là encore, récupéré par le tout-venant, jusqu’à se transforme­r en jeu dans les cours de récréation…

Mais les gestes emblématiq­ues n’ont pas tous une histoire aussi forte, alors certains n’hésitent pas à broder des légendes. C’est le cas du doigt d’honneur, dont on peut lire ici et là que l’origine remonterai­t à la Rome antique, où il aurait porté le nom de digitus impudicus (doigt impudique) et aurait été chéri par Caligula. Une légende qui fait sourire Nicolas Adell: «Il est toujours très difficile d’établir le parcours historique des gestes, et le doigt d’honneur s’est sans doute démocratis­é beaucoup plus tard», tempère-t-il. D’autant que les gestes ont rarement la même significat­ion d’un pays ou d’une culture à l’autre, comme l’expliquait déjà l’anthropolo­gue Desmond Morris à la fin des années 1970 dans une vaste anthologie de la gestuelle humaine à travers le monde (La clé des gestes, Ed. Grasset). Au XXIe siècle, chez les Occidentau­x, en tout cas, un digitus impudicus peut rapporter 120 000dollars à son auteur…

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ISTOCK Un manifestan­t anti-Trump fait un doigt d’honneur à un groupe de partisans du président américain rassemblés au Centre des congrès de San Diego, en mai 2016.

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