De #MeToo à la pornographie
La vague de dénonciations #MeToo qui a déferlé dans les médias sociaux après l’affaire Weinstein révèle un constat assez effarant: rares sont les femmes qui n’ont pas subi de harcèlements et d’agressions sexuels. Pour plusieurs, la notion de consentement ne semble pas claire du tout. Comment se fait-il qu’elle soit aussi floue ? Comment se fait-il qu’il y ait un manque si généralisé de prise en compte de la volonté et des désirs de l’autre ?
L’un des endroits où l’on présente des rapports sociaux dénués de considération pour autrui, c’est bien dans la pornographie mainstream, celle qui est gratuite. Cette pornographie, qualifiée de gonzo, est la plus produite et la plus vue.
Le gonzo repose sur une représentation de la sexualité qui se veut brute. Rien ne doit interférer avec l’immédiateté des pulsions ou des désirs: là réside ce qu’il y a de plus pur, de plus «réel». Il s’agit d’une sexualité «désub stantialisée» du social, c’est-à-dire une sexualité qui ne doit pas être façonnée, réfléchie ou transformée par quelque chose d’extérieur comme pourraient l’être une norme, un compromis, ou plus largement la culture.
C’est un retour à l’état de nature. Les relations sexuelles sont sans contexte, sans construction du désir et sans communication. Ce qui compte, c’est la satisfaction immédiate des pulsions de celui qui jouit.
Norbert Elias décrivait la civilité comme une «lutte [qui] se déroule dans [le] moi entre les manifestations pulsionnelles prometteuses de plaisir et les interdictions et restrictions lourdes de menaces, les sentiments de pudeur et d’inconfort d’origine sociale ».
Dans la pornographie gonzo, cette lutte n’existe pas. Alors que la civilité marque un trait entre l’autre et moi, ce type de pornographie efface ce trait en présentant des individus assujettis à leurs pulsions brutes et immédiates. Dépourvue de restriction face au désir individuel, la pornographie gonzo représente une sexualité marquée par une absence de civilité et de conscience d’autrui.
Dans la pornographie gonzo, la notion de consentement reste assez floue, pour ne pas dire absente. Bon nombre de titres de vidéos décrivent des viols: «il viole sa femme de ménage » ou encore « forcée à sucer des mecs ».
Dans le documentaire Hot Girls Wanted (2014), qui porte sur les conditions des jeunes femmes actrices dans le milieu amateur, on y présente le tournage du film Virgin Manipulations. La scène se déroule comme suit: une adolescente est seule à la maison. Un ami de la famille vient faire un tour et constate que les parents sont absents. Il saisit l’occasion pour avoir un rapport sexuel avec elle. Lors du tournage, le réalisateur spécifie à la jeune actrice qu’elle ne doit en aucun cas démontrer qu’elle est consentante. À la fin du tournage, elle se confie au caméraman du documentaire et dit qu’elle sait désormais ce que peut ressentir une victime de viol.
Civilité
Les titres des vidéos pornographiques démontrent un manque de civilité. Les mots en français «enculer», «défoncer» et «élargir» sont fréquemment utilisés pour démontrer la brutalité de l’acte sexuel. Pourquoi représenter ainsi une sexualité dépourvue de civilité, de considération pour l’autre?
La pornographie n’est certes pas à l’image des rapports sociaux réels, mais elle agit en tant que média d’influence sur la sexualité. Elle présente la suprématie du désir individuel sur le savoir-vivre en société.
Comment nommer cette attitude qui consiste à faire triompher son désir en niant celui de l’autre? Peut-on dire que c’est de l’individualisme ? Du narcissisme ?
Modernité
L’individualisme, chez Tocqueville, est le fait que chaque individu recrée une petite société à l’intérieur de lui-même. Ainsi, il n’agit qu’en fonction de ses propres normes et volontés individuelles. Pour Charles Taylor, l’individualisme constitue l’un des malaises de la modernité. Ce malaise laisse place à une dérive si l’individualisme prend un caractère monologique, c’est-à-dire que l’individu ne pense qu’à ses propres désirs personnels, en dehors du bien commun.
L’individualisme peut être positif s’il prend un caractère dialogique, soit en interaction avec un «autre», vers une morale universelle. Le narcissisme est le fait qu’un individu soit incapable de dissocier le « soi » de « l’autre ». C’est comme cela que Narcisse serait tombé dans l’eau en voulant embrasser son reflet, étant incapable de dissocier le monde extérieur de luimême. Le narcissisme est l’aboutissement radical de l’individualisme.
La pornographie gonzo est une pornographie narcissique. Alors qu’elle laisse croire que l’individu est plus libre que jamais d’assouvir ses pulsions et désirs, elle l’emprisonne dans des schémas et des stéréotypes sexuels et sociaux bien définis. Cette liberté sexuelle et individuelle est un leurre, une sexualité contre elle-même.
On ne peut faire l’expérience du monde que si nous sommes en interaction avec autrui. Pourtant, il existe des pornographies altruistes. Seulement, elles sont rarement gratuites et beaucoup moins accessibles. Compte tenu des événements #MeToo, il serait intéressant de promouvoir, du moins, des pornographies dans lesquelles il y a respect et consentement.
Les relations sexuelles sont sans contexte, sans construction du désir et sans communication. Ce qui compte, c’est la satisfaction immédiate des pulsions de celui qui jouit.