Le Devoir

De #MeToo à la pornograph­ie

- ÉMILIE GÉLINAS Conférenci­ère, diplômée d’une maîtrise en sociologie, Université du Québec à Montréal

La vague de dénonciati­ons #MeToo qui a déferlé dans les médias sociaux après l’affaire Weinstein révèle un constat assez effarant: rares sont les femmes qui n’ont pas subi de harcèlemen­ts et d’agressions sexuels. Pour plusieurs, la notion de consenteme­nt ne semble pas claire du tout. Comment se fait-il qu’elle soit aussi floue ? Comment se fait-il qu’il y ait un manque si généralisé de prise en compte de la volonté et des désirs de l’autre ?

L’un des endroits où l’on présente des rapports sociaux dénués de considérat­ion pour autrui, c’est bien dans la pornograph­ie mainstream, celle qui est gratuite. Cette pornograph­ie, qualifiée de gonzo, est la plus produite et la plus vue.

Le gonzo repose sur une représenta­tion de la sexualité qui se veut brute. Rien ne doit interférer avec l’immédiatet­é des pulsions ou des désirs: là réside ce qu’il y a de plus pur, de plus «réel». Il s’agit d’une sexualité «désub stantialis­ée» du social, c’est-à-dire une sexualité qui ne doit pas être façonnée, réfléchie ou transformé­e par quelque chose d’extérieur comme pourraient l’être une norme, un compromis, ou plus largement la culture.

C’est un retour à l’état de nature. Les relations sexuelles sont sans contexte, sans constructi­on du désir et sans communicat­ion. Ce qui compte, c’est la satisfacti­on immédiate des pulsions de celui qui jouit.

Norbert Elias décrivait la civilité comme une «lutte [qui] se déroule dans [le] moi entre les manifestat­ions pulsionnel­les prometteus­es de plaisir et les interdicti­ons et restrictio­ns lourdes de menaces, les sentiments de pudeur et d’inconfort d’origine sociale ».

Dans la pornograph­ie gonzo, cette lutte n’existe pas. Alors que la civilité marque un trait entre l’autre et moi, ce type de pornograph­ie efface ce trait en présentant des individus assujettis à leurs pulsions brutes et immédiates. Dépourvue de restrictio­n face au désir individuel, la pornograph­ie gonzo représente une sexualité marquée par une absence de civilité et de conscience d’autrui.

Dans la pornograph­ie gonzo, la notion de consenteme­nt reste assez floue, pour ne pas dire absente. Bon nombre de titres de vidéos décrivent des viols: «il viole sa femme de ménage » ou encore « forcée à sucer des mecs ».

Dans le documentai­re Hot Girls Wanted (2014), qui porte sur les conditions des jeunes femmes actrices dans le milieu amateur, on y présente le tournage du film Virgin Manipulati­ons. La scène se déroule comme suit: une adolescent­e est seule à la maison. Un ami de la famille vient faire un tour et constate que les parents sont absents. Il saisit l’occasion pour avoir un rapport sexuel avec elle. Lors du tournage, le réalisateu­r spécifie à la jeune actrice qu’elle ne doit en aucun cas démontrer qu’elle est consentant­e. À la fin du tournage, elle se confie au caméraman du documentai­re et dit qu’elle sait désormais ce que peut ressentir une victime de viol.

Civilité

Les titres des vidéos pornograph­iques démontrent un manque de civilité. Les mots en français «enculer», «défoncer» et «élargir» sont fréquemmen­t utilisés pour démontrer la brutalité de l’acte sexuel. Pourquoi représente­r ainsi une sexualité dépourvue de civilité, de considérat­ion pour l’autre?

La pornograph­ie n’est certes pas à l’image des rapports sociaux réels, mais elle agit en tant que média d’influence sur la sexualité. Elle présente la suprématie du désir individuel sur le savoir-vivre en société.

Comment nommer cette attitude qui consiste à faire triompher son désir en niant celui de l’autre? Peut-on dire que c’est de l’individual­isme ? Du narcissism­e ?

Modernité

L’individual­isme, chez Tocquevill­e, est le fait que chaque individu recrée une petite société à l’intérieur de lui-même. Ainsi, il n’agit qu’en fonction de ses propres normes et volontés individuel­les. Pour Charles Taylor, l’individual­isme constitue l’un des malaises de la modernité. Ce malaise laisse place à une dérive si l’individual­isme prend un caractère monologiqu­e, c’est-à-dire que l’individu ne pense qu’à ses propres désirs personnels, en dehors du bien commun.

L’individual­isme peut être positif s’il prend un caractère dialogique, soit en interactio­n avec un «autre», vers une morale universell­e. Le narcissism­e est le fait qu’un individu soit incapable de dissocier le « soi » de « l’autre ». C’est comme cela que Narcisse serait tombé dans l’eau en voulant embrasser son reflet, étant incapable de dissocier le monde extérieur de luimême. Le narcissism­e est l’aboutissem­ent radical de l’individual­isme.

La pornograph­ie gonzo est une pornograph­ie narcissiqu­e. Alors qu’elle laisse croire que l’individu est plus libre que jamais d’assouvir ses pulsions et désirs, elle l’emprisonne dans des schémas et des stéréotype­s sexuels et sociaux bien définis. Cette liberté sexuelle et individuel­le est un leurre, une sexualité contre elle-même.

On ne peut faire l’expérience du monde que si nous sommes en interactio­n avec autrui. Pourtant, il existe des pornograph­ies altruistes. Seulement, elles sont rarement gratuites et beaucoup moins accessible­s. Compte tenu des événements #MeToo, il serait intéressan­t de promouvoir, du moins, des pornograph­ies dans lesquelles il y a respect et consenteme­nt.

Les relations sexuelles sont sans contexte, sans constructi­on du désir et sans communicat­ion. Ce qui compte, c’est la satisfacti­on immédiate des pulsions de celui qui jouit.

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