Le Devoir

Un naufrage avec le son, sans l’image

L’ Aquarius sillonne les eaux de la Méditérann­ée pour y secourir des migrants en détresse

- KIM HULLOT-GUIOT à bord de l’Aquarius

Libération a embarqué sur le bateau qui vient en aide aux migrants au large des côtes libyennes. Pendant trois semaines, une vingtaine de recrues de SOS Méditerran­ée et de Médecins sans frontières, ainsi qu’une dizaine de membres d’équipage mènent, pour la 33e fois depuis février 2016, des opérations de sauvetage en mer.

Le ciel dégagé donne à la mer une jolie couleur d’un bleu assez clair, tirant sur le vert. L’eau ondule avec régularité, comme si elle était une respiratio­n venue des profondeur­s. Depuis le pont situé à côté de la cabine de pilotage du navire, on aperçoit les ailerons de deux dauphins. C’est le début de l’après-midi ce samedi 6 janvier, il fait beau, le soleil se reflète dans la Méditerran­ée en de multiples petits scintillem­ents. À 77 milles nautiques à l’est de l’Aquarius, au même moment, le premier naufrage de l’année est en train d’avoir lieu.

On a eu le son, mais pas l’image. C’est en captant une communicat­ion radio entre un avion de l’opération Sophia (Eunavfor Med de son vrai nom, une opération anti-passeur lancée en mai 2015 par l’Union européenne) et un navire des garde-côtes italiens, le Di Ciotti, qu’on a pu suivre une partie des opérations. L’avion a aperçu, plus tôt dans la journée, un canot pneumatiqu­e en mauvais état et a lancé un appel aux bateaux situés dans le coin. Les garde-côtes italiens, avec leur navire bien plus rapide que celui de SOS Méditerran­ée et Médecins sans frontières, étaient en mesure d’arriver les premiers: si l’Aquarius avait dû se rendre sur place, il aurait mis huit heures.

Une centaine de personnes se trouvent alors dans l’embarcatio­n de fortune, selon l’avion. «Quand on voit un bateau pneumatiqu­e, on dit qu’il y a 100 personnes dedans, mais c’est une estimation, cela peut être 80 ou 150», glisse Klaus. Dans le meilleur des cas, lorsqu’un esquif chargé de migrants est repéré, un navire arrive sur place à temps pour les transférer sur un Zodiac. Ce samedi, une vingtaine de personnes

étaient déjà dans l’eau au moment où l’Aquarius a intercepté la communicat­ion radio. Elles n’ont pas de gilet de sauvetage. Il est probable que beaucoup n’aient jamais appris à nager.

Denis, le second officier, et Andrej, le capitaine de l’Aquarius, suivent par radio l’opération de sauvetage de migrants par les garde-côtes italiens, le 6 janvier au large de la Libye.

Depuis la cabine de pilotage, on ne peut que déduire ce qui se passe sur la base des informatio­ns, partielles, émises par la radio. À 13h15, les garde-côtes se trouvent manifestem­ent à 10 milles du bateau pneumatiqu­e. À 14h20, nouvel échange entre l’avion et les garde-côtes:

L’avion : «More migrants in the water » («Davantage de migrants dans l’eau»)

Les garde-côtes : « Repeat ? » («Répétez?»)

L’avion : « More migrants in the water » («Davantage de migrants dans l’eau»).

Impossible alors de savoir combien exactement. Les bateaux pneumatiqu­es utilisés par les passeurs sont parfois vieux et usés. Le sel marin attaque le plastique, venant ajouter au risque d’un drame. Les embarcatio­ns fragilisée­s peuvent se plier à l’une de leurs extrémités, ou au centre, surtout si le nombre, donc le poids, de ses passagers est important. Selon Sophie Beau, l’une des cofondatri­ces de SOS Méditerran­ée, depuis un an, la qualité des échantillo­ns de plastique récupérés sur les bateaux sauvés s’est dégradée, avec des matières de plus en plus fines : «Parfois, on se demande comment les bateaux ont même pu arriver jusque-là.»

Le silence envahit la cabine de pilotage, à peine entrecoupé par le bruit des communicat­ions radio internes au navire. Les visages affichent un air concentré, sinon grave. À 15 heures, le flot d’informatio­ns se tarit. Les opérations continuent très vraisembla­blement sur place, mais l’avion et le Di Ciotti ont cessé de communique­r par radio. Selon les derniers chiffres communiqué­s dimanche matin, 86 personnes ont été tirées des eaux vivantes. Au moins 8 ont perdu la vie.

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FEDERICO SCOPPA AFP L’Aquarius, photograph­ié le 26 décembre dernier au large des côtes libyennes

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