Le Devoir

Le reporter politique dans les coulisses du pouvoir

Est-il utile de savoir que le président des États-Unis se nourrit de hamburgers en écoutant la télévision ?

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Le journalist­e américain Michael Wolff, qui vient de publier le brûlot Fire and Fury sur les coulisses de la Maison-Blanche, décrit son travail comme celui d’une mouche sur le mur: elle observe, voit et note tout, sans être remarquée. C’est d’ailleurs cette même métaphore du diptère qu’il aurait utilisée avec Donald Trump pour lui demander la permission de documenter le quotidien de la première année de son mandat.

Le journalist­e Alec Castonguay, spécialist­e encensé des portraits de l’interne du monde politique québécois, en propose une autre en se décrivant plutôt comme une chaise dans la réunion. En fait, il reprend une expression qui lui a été attribuée pour son tout premier grand reportage du genre pour le magazine L’Actualité concernant la naissance de la Coalition avenir Québec (Dans le ventre de la CAQ, avril 2012).

«C’est le conseiller Patrick Lebel, qui n’est plus à la CAQ, qui m’avait surnommé ainsi parce que j’étais toujours assis dans un coin des salles de réunion d’où j’observais la direction du parti en prenant des notes pendant

des heures», dit le collègue Castonguay, ancien du Devoir, maintenant chef du bureau politique de L’Actualité où il a publié bien d’autres travaux d’anthropolo­gue de la tribu politique.

«J’ai parfois passé des semaines, voire des mois dans l’entourage d’un chef, pour certains articles, par exemple pour suivre la campagne au leadership de Philippe Couillard, pour raconter comme il l’a emporté, dit M. Castonguay. C’est à l’échelle québécoise, ce n’est pas la Maison-Blanche, mais c’est du travail dans les coulisses. Ce travail, comme le livre de Wolff, me semble déboucher sur quelque chose d’important en donnant une grille d’analyse sur comment fonctionne l’entourage d’un chef ou le chef lui-même, comment tout ce monde prend des décisions, quelles valeurs l’animent, quelles stratégies il choisit. »

Connais-toi toi-même

Michael Wolff prétend avoir interviewé 200 personnes pour son livre. Est-ce du journalism­e politique pour autant? «Oui, répond Alec Castonguay. C’est même un journalism­e politique qui se pratique assez couramment aux ÉtatsUnis et dans certains pays européens. Presque inévitable­ment, quand il y a un changement de gouverneme­nt, après une campagne électorale, un livre suit basé sur un tas d’informatio­ns. »

Le documentar­iste de la télévision ou du cinéma, nécessaire­ment moins discret qu’une mouche, se fait plus rare, mais il existe. Le film À hauteur d’homme de Jean-Claude Labrecque, sur la campagne de Bernard Landry constitue ici une exception notable et remarquabl­e. La récente campagne d’Emmanuel Macron a engendré pas moins de quatre documentai­res du genre l’an passé.

«Les livres et les reportages sur les coulisses semblent se nourrir d’une soif d’authentici­té qu’on sent chez les journalist­es et chez les membres du public, dit Hugo Lavallée, correspond­ant de Radio-Canada à l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, tout est tellement formaté, planifié. Dès qu’on croit avoir accès à ce qui se passe de l’autre côté du rideau, on pense pouvoir mesurer ce que les hommes et les femmes politiques ont vraiment dans le ventre, leurs valeurs, leurs passions, leurs réflexes politiques. »

Fire and Fury, Inside the Trump White House révèle que Donald Trump avale des hamburgers de chez McDonald’s dans son lit le soir en regardant des émissions politiques sur plusieurs écrans de télévision. Est-ce essentiel pour juger l’homme le plus puissant du monde ?

«On aurait tort de réduire ce genre de journalism­e à une curiosité mal placée», poursuit M. Lavallée, sans commenter ce détail précis. Détenteur d’un doctorat en science politique intitulé Le reporter comme théoricien (2014) sur les théories politiques dites profanes actionnées dans leur travail par les journalist­es de son secteur, il revient sur l’importance de l’informatio­n en démocratie.

«Les électeurs ne votent pas qu’en fonction des promesses des candidats. La personnali­té des candidats est un de ces facteurs importants, leur capacité à réagir sous pression par exemple. Les électeurs tiennent compte de ces caractéris­tiques en faisant leur choix. »

«Tabloïdisa­tion»

En tout cas le public en redemande. L’essai de Wolff domine les listes de best-sellers. Il faudrait des bibliothèq­ues pour colliger tout ce qui a été dit et écrit à son sujet.

N’est-ce pas plutôt un des symptômes du mal qui gangrène la démocratie en Amérique? Cette passion pour les affects et les anecdotes, cet emportemen­t dans le discours sur le jeu plutôt que les enjeux politiques…

«C’est ce que je déplore le plus comme politologu­e», commente la professeur­e de science politique Karine Prémont, de l’Université de Sherbrooke. Il n’y a pas que ce livre: on ouvre CNN, on consulte à peu près n’importe quel média et on y parle du président, de son comporteme­nt, de ses aptitudes et de ses caractéris­tiques, mais pendant ce temps, on ne regarde pas ce qui se passe au Congrès et on ne va pas au coeur des projets de loi. Pendant qu’on parle de tout ce cirque, on n’examine pas les vrais enjeux. »

Le néologisme «tabloïdisa­tion» décrit le processus extrême par lequel le journalism­e politique adopte plus ou moins les pratiques sensationn­alistes des tabloïds. Frédérick Bastien, de l’université de Sherbrooke, préfère parler de personnali­sation et observe cette tendance massivemen­t à l’oeuvre dans les commentair­es en surnombre dans les médias.

«Le journalism­e de la personnali­sation insiste sur les personnes qui font la politique plutôt que sur les idées et les institutio­ns, dit-il. Il y a un intérêt évidemment du public pour cette approche, qui peut se faire de manière très rigoureuse, mais qui peut aussi se faire à l’écart des normes journalist­iques. »

Quand Le Devoir l’a contacté pour une entrevue sur le journalism­e politique des coulisses, le professeur Frédérick Bastien croyait plutôt que la demande portait sur le discours de la mégastar Oprah Winfrey au gala des Golden Globes dimanche. Une rumeur persistant­e veut que l’animatrice actrice milliardai­re se lance dans la course présidenti­elle étatsunien­ne en 2020, un peu comme Donald Trump, génie équilibré autoprocla­mé, a profité de la notoriété acquise dans les médias et la téléréalit­é en particulie­r pour se lancer dans la course à la Maison-Blanche maintenant pleine de feu et de fureur selon une certaine mouche.

«Sur le fond, c’est le même phénomène d’imbricatio­n des mondes politique et médiatique, dit le professeur spécialist­e de la communicat­ion politique. Des personnes qui ont cumulé un important capital symbolique dans le domaine du divertisse­ment peuvent le transférer en politique et semblent qualifiées pour occuper le pouvoir. Et la thèse que certaines sphères du journalism­e du divertisse­ment colonisera­ient le journalism­e politique est assez largement répandue…»

 ?? JIM WATSON AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Dans son livre sur Donald Trump, le journalist­e Michael Wolff raconte toutes sortes d’anecdotes sur le président.
JIM WATSON AGENCE FRANCE-PRESSE Dans son livre sur Donald Trump, le journalist­e Michael Wolff raconte toutes sortes d’anecdotes sur le président.

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