Le reporter politique dans les coulisses du pouvoir
Est-il utile de savoir que le président des États-Unis se nourrit de hamburgers en écoutant la télévision ?
Le journaliste américain Michael Wolff, qui vient de publier le brûlot Fire and Fury sur les coulisses de la Maison-Blanche, décrit son travail comme celui d’une mouche sur le mur: elle observe, voit et note tout, sans être remarquée. C’est d’ailleurs cette même métaphore du diptère qu’il aurait utilisée avec Donald Trump pour lui demander la permission de documenter le quotidien de la première année de son mandat.
Le journaliste Alec Castonguay, spécialiste encensé des portraits de l’interne du monde politique québécois, en propose une autre en se décrivant plutôt comme une chaise dans la réunion. En fait, il reprend une expression qui lui a été attribuée pour son tout premier grand reportage du genre pour le magazine L’Actualité concernant la naissance de la Coalition avenir Québec (Dans le ventre de la CAQ, avril 2012).
«C’est le conseiller Patrick Lebel, qui n’est plus à la CAQ, qui m’avait surnommé ainsi parce que j’étais toujours assis dans un coin des salles de réunion d’où j’observais la direction du parti en prenant des notes pendant
des heures», dit le collègue Castonguay, ancien du Devoir, maintenant chef du bureau politique de L’Actualité où il a publié bien d’autres travaux d’anthropologue de la tribu politique.
«J’ai parfois passé des semaines, voire des mois dans l’entourage d’un chef, pour certains articles, par exemple pour suivre la campagne au leadership de Philippe Couillard, pour raconter comme il l’a emporté, dit M. Castonguay. C’est à l’échelle québécoise, ce n’est pas la Maison-Blanche, mais c’est du travail dans les coulisses. Ce travail, comme le livre de Wolff, me semble déboucher sur quelque chose d’important en donnant une grille d’analyse sur comment fonctionne l’entourage d’un chef ou le chef lui-même, comment tout ce monde prend des décisions, quelles valeurs l’animent, quelles stratégies il choisit. »
Connais-toi toi-même
Michael Wolff prétend avoir interviewé 200 personnes pour son livre. Est-ce du journalisme politique pour autant? «Oui, répond Alec Castonguay. C’est même un journalisme politique qui se pratique assez couramment aux ÉtatsUnis et dans certains pays européens. Presque inévitablement, quand il y a un changement de gouvernement, après une campagne électorale, un livre suit basé sur un tas d’informations. »
Le documentariste de la télévision ou du cinéma, nécessairement moins discret qu’une mouche, se fait plus rare, mais il existe. Le film À hauteur d’homme de Jean-Claude Labrecque, sur la campagne de Bernard Landry constitue ici une exception notable et remarquable. La récente campagne d’Emmanuel Macron a engendré pas moins de quatre documentaires du genre l’an passé.
«Les livres et les reportages sur les coulisses semblent se nourrir d’une soif d’authenticité qu’on sent chez les journalistes et chez les membres du public, dit Hugo Lavallée, correspondant de Radio-Canada à l’Assemblée nationale. Aujourd’hui, tout est tellement formaté, planifié. Dès qu’on croit avoir accès à ce qui se passe de l’autre côté du rideau, on pense pouvoir mesurer ce que les hommes et les femmes politiques ont vraiment dans le ventre, leurs valeurs, leurs passions, leurs réflexes politiques. »
Fire and Fury, Inside the Trump White House révèle que Donald Trump avale des hamburgers de chez McDonald’s dans son lit le soir en regardant des émissions politiques sur plusieurs écrans de télévision. Est-ce essentiel pour juger l’homme le plus puissant du monde ?
«On aurait tort de réduire ce genre de journalisme à une curiosité mal placée», poursuit M. Lavallée, sans commenter ce détail précis. Détenteur d’un doctorat en science politique intitulé Le reporter comme théoricien (2014) sur les théories politiques dites profanes actionnées dans leur travail par les journalistes de son secteur, il revient sur l’importance de l’information en démocratie.
«Les électeurs ne votent pas qu’en fonction des promesses des candidats. La personnalité des candidats est un de ces facteurs importants, leur capacité à réagir sous pression par exemple. Les électeurs tiennent compte de ces caractéristiques en faisant leur choix. »
«Tabloïdisation»
En tout cas le public en redemande. L’essai de Wolff domine les listes de best-sellers. Il faudrait des bibliothèques pour colliger tout ce qui a été dit et écrit à son sujet.
N’est-ce pas plutôt un des symptômes du mal qui gangrène la démocratie en Amérique? Cette passion pour les affects et les anecdotes, cet emportement dans le discours sur le jeu plutôt que les enjeux politiques…
«C’est ce que je déplore le plus comme politologue», commente la professeure de science politique Karine Prémont, de l’Université de Sherbrooke. Il n’y a pas que ce livre: on ouvre CNN, on consulte à peu près n’importe quel média et on y parle du président, de son comportement, de ses aptitudes et de ses caractéristiques, mais pendant ce temps, on ne regarde pas ce qui se passe au Congrès et on ne va pas au coeur des projets de loi. Pendant qu’on parle de tout ce cirque, on n’examine pas les vrais enjeux. »
Le néologisme «tabloïdisation» décrit le processus extrême par lequel le journalisme politique adopte plus ou moins les pratiques sensationnalistes des tabloïds. Frédérick Bastien, de l’université de Sherbrooke, préfère parler de personnalisation et observe cette tendance massivement à l’oeuvre dans les commentaires en surnombre dans les médias.
«Le journalisme de la personnalisation insiste sur les personnes qui font la politique plutôt que sur les idées et les institutions, dit-il. Il y a un intérêt évidemment du public pour cette approche, qui peut se faire de manière très rigoureuse, mais qui peut aussi se faire à l’écart des normes journalistiques. »
Quand Le Devoir l’a contacté pour une entrevue sur le journalisme politique des coulisses, le professeur Frédérick Bastien croyait plutôt que la demande portait sur le discours de la mégastar Oprah Winfrey au gala des Golden Globes dimanche. Une rumeur persistante veut que l’animatrice actrice milliardaire se lance dans la course présidentielle étatsunienne en 2020, un peu comme Donald Trump, génie équilibré autoproclamé, a profité de la notoriété acquise dans les médias et la téléréalité en particulier pour se lancer dans la course à la Maison-Blanche maintenant pleine de feu et de fureur selon une certaine mouche.
«Sur le fond, c’est le même phénomène d’imbrication des mondes politique et médiatique, dit le professeur spécialiste de la communication politique. Des personnes qui ont cumulé un important capital symbolique dans le domaine du divertissement peuvent le transférer en politique et semblent qualifiées pour occuper le pouvoir. Et la thèse que certaines sphères du journalisme du divertissement coloniseraient le journalisme politique est assez largement répandue…»