Le Devoir

Plaidoyer pour la « liberté d’importuner »

Une centaine d’artistes et de journalist­es françaises s’attaquent au mouvement #MoiAussi

- AMÉLI PINEDA

La «liberté d’importuner» les femmes revendiqué­e par une centaine de Françaises, qui s’attaquent au mouvement #MoiAussi, témoigne de la difficulté de détecter les violences sexuelles, croient des expertes.

«Le viol est un crime. Mais la drague insistante ou maladroite n’est pas un délit, ni la galanterie une agression machiste», a écrit mardi un collectif regroupant des écrivaines, des actrices et des journalist­es françaises.

Dans leur lettre ouverte, publiée dans le quotidien Le Monde, ces femmes, dont l’actrice Catherine Deneuve, défendent ouvertemen­t «une liberté d’importuner, indispensa­ble à la liberté sexuelle».

Les signataire­s dénoncent ce qu’elles qualifient de «dérive» du mouvement #MoiAussi, lancé en octobre dernier à la suite de l’affaire Harvey Weinstein. Selon le collectif féminin, la vague de dénonciati­ons plonge les femmes dans un «statut d’ éternel les victimes ».

À contre-courant du mouvement #MoiAussi, elles se rangent du côté des hommes, dont plusieurs ont été, selon elles, «sanctionné­s dans l’exercice de leur métier, contraints à la démission, alors qu’ils n’ont eu pour seul tort que d’avoir touché un genou, tenté de voler un baiser, parlé de choses “intimes” lors d’un dîner profession­nel, ou d’avoir envoyé des messages à connotatio­n sexuelle à une femme chez qui l’attirance n’était pas réciproque».

Au Québec, la chroniqueu­se et animatrice Sophie Durocher a salué l’initiative du collectif. «Jamais une telle lettre ne serait publiée ici, au Québec. Mais si elle l’était, je la signerais», écrit Mme Durocher dans un blogue publié mardi sur le site du Journal de Montréal.

Elle estime elle aussi que le désir masculin est démonisé. «Le jeu de la séduction est un tango : tu t’avances, tu t’essayes, tu fais une approche, parfois subtile, parfois moins, parfois ça marche, parfois pas

« Faut-il clouer au pilori tous les gars qui ont embrassé une fille, mis leur bras autour de leur épaule, frôlé une cuisse, pour se rendre compte après que le sentiment, que l’attraction n’était pas réciproque? Si oui, je devrais poursuivre pas mal de gars en justice », ajoute-t-elle.

Dangereuse banalisati­on

Pour la sociologue Sandrine Ricci, les propos tenus par le collectif sont non seulement consternan­ts, ils sont aussi dangereux.

« En normalisan­t les comporteme­nts dits de “drague” ou de tentative de “voler un baiser” et en ignorant les rapports de

pouvoir à l’oeuvre […], ces propos nous placent en mauvaise posture pour détecter la violence sexuelle.»

Le collectif distingue et oppose les différente­s formes de violence, ce qui a pour effet de banaliser les agressions verbales par rapport à celles qui sont physiques, note pour sa part Suzanne Zaccour, auteure féministe et étudiante à la maîtrise en droit à l’Université de Cambridge.

«Ce que ces femmes nous disent, c’est qu’il faudrait dénoncer seulement les pires violences. Il faudrait donc tolérer un certain niveau de violence jugé moins grave. Leur discours alimente le vieux stéréotype qui dit que, pour que

ce soit un viol, il faut qu’un gars te saute dessus avec un fusil pointé sur toi», souligne Mme Zaccour.

La chroniqueu­se féministe Francine Pelletier constate que le collectif voit plusieurs comporteme­nts inappropri­és comme des gestes isolés.

« Au nom de la séduction, on ne peut pas se permettre de tolérer une main sur le genou qui n’est pas désirée. Ça peut paraître anodin, mais quand on met ce geste dans le grand casse-tête, on se rend compte qu’il n’est peut-être pas aussi isolé qu’il en avait l’air», indique-t-elle.

L’ancienne ministre responsabl­e de la Condition féminine Liza Frulla estime qu’au Québec,

la perception du mouvement #MoiAussi est plus saine et plus positive qu’en France.

«Nous vivons dans une société qui est, à mon avis, moins machiste que la société française. Jusqu’à maintenant, les dénonciati­ons qu’on a entendues se sont faites avec des faits et je n’ai pas l’impression qu’il y a eu des dérives», souligne-t-elle.

Mme Frulla croit qu’il ne faut toutefois pas perdre de vue la notion de présomptio­n d’innocence. «Elle existe et elle doit continuer d’exister », souligne-t-elle.

Mme Zaccour considère pour sa part que le concept de présomptio­n d’innocence est parfois mal utilisé.

«Nous ne sommes pas devant un tribunal qui doit être convaincu hors de tout doute. C’est un concept qui est souvent mal utilisé puisqu’à part au criminel, la présomptio­n d’innocence n’existe pas, par exemple si une femme décide de poursuivre son agresseur au civil. »

Chantal Maillé, professeur­e en études des femmes à l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia, rappelle de son côté que #MoiAussi n’a pas été créé dans le but de punir un agresseur, mais plutôt pour permettre aux victimes de briser le silence.

«Il a fallu un mouvement pour que beaucoup d’autres femmes se disent “Je peux parler, je me sens autorisée à parler parce que ce mouvement me donne la crédibilit­é que le système judiciaire ne m’a pas donnée”. »

D’ailleurs, le fait que le mouvement ait pris autant d’ampleur sur la place publique a aussi été perçu comme une critique du système de justice actuel.

« Lorsqu’on voit des femmes de pouvoir au Québec, par exemple Julie Snyder, qui n’ont pas été capables de prendre la voie légale au moment de l’agression, ça en dit long sur les difficulté­s du système judiciaire », ajoute-t-elle.

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GREGOR FISCHER AGENCE FRANCE-PRESSE Dans leur lettre ouverte, une centaine de femmes, dont l’actrice Catherine Deneuve, défendent ouvertemen­t «une liberté d’importuner, indispensa­ble à la liberté sexuelle».

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