Le Devoir

À quoi Donald Trump joue-t-il en Iran ?

Le gouverneme­nt américain actuel pousse plusieurs pays davantage vers la Russie et la Chine

- TOLGA BILENER Enseignant-chercheur à l’Université Galatasara­y (Istanbul-Turquie)

Comme c’est souvent le cas quand il s’agit d’événements concernant l’Iran, la presse internatio­nale s’est passionnée pour les manifestat­ions qui ont eu lieu un peu partout dans le pays au tournant de l’année 2018. Alors que la communauté internatio­nale se demandait quoi attendre de ce mouvement de contestati­on et quelle réaction serait la plus adéquate, le président des États-Unis, Donald Trump, s’est invité dans le débat à travers ses tweets enflammés, comme à son habitude. Même s’il s’est dit solidaire des manifestan­ts, son appui — apparent — à la contestati­on en Iran n’a fait probableme­nt que creuser la tombe de ce mouvement.

On peut certaineme­nt dire que Trump reste simplement fidèle à lui-même et que ses gestes ne sont pas mûrement réfléchis; mais peut-être qu’un autre facteur, plus sournois cette fois-ci, est également en jeu: et si le gouverneme­nt américain jugeait opportun, pour ses intérêts à court terme, de pousser l’Iran vers davantage d’isolement, alors que le président de la République islamique, le réformateu­r Hassan Rohani, avait justement promis l’ouverture lors de sa campagne électorale au printemps 2017 ?

En effet, le régime iranien subit actuelleme­nt les plus fortes protestati­ons qu’ait connues le pays depuis 2009. Un phénomène de colère qui s’exprime à travers tout le pays, et notamment dans la province. Sans leader apparent, ni mot d’ordre clair, les rassemblem­ents se sont propagés dans tout le pays, même si on constate déjà un essoufflem­ent du mouvement. Bien que réprimée dans le sang, la contestati­on se poursuivra probableme­nt quand même, tant ses raisons profondes, telle la situation économique difficile due aux sanctions, à la corruption et au chômage, continuent de hanter le pays. À cette contestati­on portée par les couches populaires se greffent aussi les luttes intestines au sommet de l’État, notamment entre les conservate­urs, dont le «guide suprême» Ali Khamenei est l’incarnatio­n, et les réformateu­rs, rassemblés autour du président Rohani.

Soutien à l’Arabie saoudite

Le rôle croissant de l’Iran sur la scène moyen-orientale fait que, si le régime iranien vacillait, cela aurait des conséquenc­es majeures. Il suffit de penser à cette guerre froide régionale que se livrent l’Iran et l’Arabie saoudite. Cette dernière profite du soutien inébranlab­le du président Trump, qui avait consacré son tout premier déplacemen­t à l’étranger au royaume wahhabite, du jamais vu pour un président américain.

C’est aussi Donald Trump qui a promis de détricoter l’accord nucléaire conclu en juillet 2015 entre l’Iran et les Nations unies, un accord porté par le gouverneme­nt précédent de Barack Obama, mais aussi par Hassan Rohani. D’ailleurs, ce dernier a dû défendre cet accord en interne pied à pied contre les conservate­urs, estimant que l’apaisement des relations entre l’Iran et l’Occident est la seule garantie pour l’assainisse­ment économique du pays. Rohani avait alors créé une forte attente au sein de la population iranienne, par la suite déçue par l’attitude de Trump par rapport à cet accord, et qui a, par ailleurs, mis l’Iran sur la liste des pays dont les citoyens sont interdits d’entrée sur le sol américain. Fidèle à sa ligne qui consiste à défaire tout ce qu’Obama avait accompli, Trump a alors poussé Rohani dans une position très difficile, donnant des arguments à ceux qui, en Iran, souhaitent régler leurs comptes avec celui-ci… Une mauvaise nouvelle pour les Européens aussi, car ceux-ci sont toujours frileux d’investir en Iran, malgré leur forte volonté de pénétrer dans ce marché de 80 millions d’habitants.

Incarnatio­n de la pureté idéologiqu­e de la révolution islamique et du discours antioccide­ntal en Iran, Khamenei n’a pas vraiment intérêt à voir son pays s’ouvrir à l’Occident, tout comme ceux qui ont profité, à travers des systèmes de détourneme­nt et de contreband­e, des sanctions dont souffre la population. Conforté dans sa position par les tweets de Trump, Ali Khamenei n’a d’ailleurs pas hésité à entonner l’antienne bien connue d’ingérence extérieure afin de justifier la répression des manifestat­ions. Il faut aussi noter que Khamenei, à travers les Gardiens de la révolution qui dépendent directemen­t de lui, est à la tête de la politique d’influence de l’Iran à travers la région, au Liban, en Syrie, en Irak, en passant par le Yémen et le Golfe. Alors, quand certains manifestan­ts ont exprimé leur refus de cette politique régionale ambitieuse, disant que les ressources du pays sont ainsi gaspillées à l’étranger au détriment de leurs propres besoins économique­s, Khamenei est directemen­t dans la ligne de mire.

Donald Trump étant ce qu’il est, son appui ostentatoi­re aux manifestat­ions en Iran n’a fait qu’alimenter la spirale de la méfiance entre les États-Unis et ce pays, en réduisant la marge de manoeuvre de Rohani. Non seulement il n’a aidé en rien la contestati­on, mais au contraire, il a donné des arguments aux conservate­urs, pour qui la moindre opposition est fomentée de l’extérieur, notamment par les États-Unis ou Israël. Par sa décision de suspendre l’aide financière au Pakistan et ses menaces de faire pareil avec les Palestinie­ns, le gouverneme­nt américain actuel pousse en fait ces pays et peuples davantage vers la Russie et la Chine, deux grandes puissances extraoccid­entales qui sont de plus en plus influentes au Moyen-Orient. On se demande si ce n’est pas exprès.

 ?? PABLO MARTINEZ MONSIVAIS ASSOCIATED PRESS ?? Un manifestan­t portant un costume à l’effigie de l’ayatollah Ali Khamenei lors d’un rassemblem­ent en appui aux manifestat­ions contre le pouvoir en Iran, devant la Maison-Blanche, le 6 janvier dernier.
PABLO MARTINEZ MONSIVAIS ASSOCIATED PRESS Un manifestan­t portant un costume à l’effigie de l’ayatollah Ali Khamenei lors d’un rassemblem­ent en appui aux manifestat­ions contre le pouvoir en Iran, devant la Maison-Blanche, le 6 janvier dernier.

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