Mettre la hache dans le système et rêver un ordre nouveau
« Nous sommes tous des soldats de la résistance »
— Marxiste-nihiliste consternante! Anarchiste impétueuse. Défaitiste fate. Neurasthénique de gauche. Anticapitaliste captive! Tueuse d’espoirs en série ! On se croirait sur la page Facebook du Devoir. Mais je suis dans le réel. Ça mérite une réplique en bas de la ceinture. — Plorine du centre mou! Andropausé sur pause. Brainwashé du TSX. Vassal du capital !
Un peu plus et je traitais mon mec de «génie stable». Conjuguez des températures sibériennes à des vacances encabanées, ajoutez-y un essai dense de 500 pages sur les utopies du XXIe siècle et un couple désoeuvré qui pratique la répartie comme d’autres les sudokus devant le café du matin, et cela mène à des rixes verbales qui troublent la paix du foyer.
Je me suis fait traiter de jusqu’au-boutiste hystérique aux postures collapsologiques — le collapsing est une nouvelle branche de la dépression collective environnementale — et de personnalité atrabilaire (ça vient de la bile noire) par un économiste de centre-gauche qui, depuis qu’il m’a rencontrée, branle dans le manche entre me donner raison et m’octroyer le dernier mot.
La sagesse sert au moins à ça, fermer sa gueule devant l’évidence et les arguments définitifs: ton capitalisme résilient que vous avez rebaptisé «économie de marché», depuis qu’il s’est transformé en néolibéralisme à la Tim Hortons, nous a foutus dans la mouise. Il est peut-être utile de rappeler que «capitalisme» vient du latin caput (tête). Kaput, lui, découle de l’allemand, «brisé». Ça, c’est mon couple, si je continue à lire des ouvrages subversifs.
Le pavé dans la mare étale de notre symbiose yin-yang s’intitule Utopia XXI, signé par l’exjournaliste et chroniqueur Aymeric Caron (qui a précédé l’imbuvable Yann Moix à On n’est pas
couchés sur le plateau de Laurent Ruquier). Ne comptez pas sur la quatrième de couverture pour vous éclairer: «Ceci n’est pas un livre. C’est un voyage au centre d’une terre nouvelle, ce sont des pas sur une route à inventer, c’est un rêve pour affronter la réalité.» Et ce n’est pas un guide touristique non plus.
Mon économiste de mari et moi sommes partis faire un voyage qui tient à la fois du projet politique et de la philosophie économique, sorte de drapeau blanc hissé avant que reprennent les hostilités sur le terrain.
Caron nous propose de nous arrêter et de réfléchir autrement en apportant des propositions rafraîchissantes face au marasme ambiant.
L’étiquette d’anarchiste
Même si l’étiquette est réductrice, elle simplifie tout dans un clip de 10 secondes. Aymeric Caron a pratiqué la polémique sur les plateaux de télé parisiens; rien pour faire peur à cet ex-correspondant de guerre qui a foulé le sol de l’Afghanistan et du Congo et traversé les cinq continents en dix ans. Le flamboyant quarantenaire est aujourd’hui un renégat des médias, se qualifiant d’anarchiste. S’il croit encore à un appareil étatique qui organise, cet antispéciste (le titre de son essai précédent), végane, humaniste, penche désormais pour un projet social qui pourrait tenir de plate-forme politique à un parti à inventer.
Avec Utopia XXI, Caron a voulu poursuivre le texte Utopia du philosophe Thomas More, paru il y a cinq siècles. Rappelons que More a terminé à la potence…
Caron propose de renverser le mensonge de la démocratie dysfonctionnelle menée par la ploutocratie (le pouvoir détenu par les riches) en y opposant des utopies totalement réalisables, par ailleurs. Même mon économiste de mari en convient et il a dévoré le livre lui aussi.
L’auteur propose notamment le permis de voter (comme un permis de conduire qualifie un conducteur), d’abolir les politiciens professionnels (#Oprahforpresident ?), la spéculation, le commerce du vivant (donc, fin de l’élevage des animaux), d’instaurer la semaine de travail de 15 heures pour tous (des masses de travailleurs seront bientôt remplacées par des robots), un revenu universel et un salaire maximal, la coopération plutôt que l’exploitation, un gouvernement mondial. Et plus encore.
Le tout sur une trame de fond écologique, la seule idéologie possible si l’on s’inquiète un tant soit peu du sort des baleines et de tous les autres mammifères terrestres dont nous faisons partie.
Je résume et abrège l’argumentaire développé d’un ouvrage très documenté, l’équivalent d’une thèse de doctorat qui vaudrait à son auteur la prison en Turquie ou en Chine. Il y réfère tantôt au Capital de Karl Marx ou à Rousseau, tantôt à Macron ou à Trump, puis à Donna Summer ou à Flashdance. Sans compter que son style mordant nous donne envie de le suivre sur le terrain glissant de l’utopie.
Lanceur d’utopies
«Nous sommes condamnés à rêver, sinon on va dans le mur et on va disparaître, me souligne Caron durant un entretien de deux heures et demie. Si on ne veut pas faire partie de la fin du cycle du vivant, il faut rêver.» Lorsque je lui demande ce qu’il espère de concret avec ce livre, il admet ne pas y avoir pensé. «J’ai arrêté de porter le costume de la neutralité, je ne calcule plus. Je ne sais pas si ça donnera quelque chose, mais je m’en voudrais de ne pas l’avoir fait.» Et ça le fait. Ses aficionados en redemandent.
Il se perçoit comme un lanceur d’alertes: «Les véritables utopistes, ce sont ceux qui croient que tout va bien en ce moment. Si on n’arrive pas à changer par la raison, ce sera une catastrophe qui nous obligera à le faire», prévient cet idéaliste déçu qui souhaite qu’émergent des forces politiques nouvelles. «Nous sommes tous des soldats de la résistance. Il faut arriver à faire infuser les notions de dignité, de solidarité, de cohérence. Ça finira par se répandre. »
C’est peu dire que cet intellectuel fait le procès d’un système qui confond liberté individuelle et intérêt collectif. S’il n’hésite pas à parler de génocide pour le traitement réservé aux bêtes et d’esclavage pour celui dévolu aux humains, il n’oublie pas l’essentiel: «On nous présente les choses comme si nous étions importants aux yeux de ceux qui nous dirigent. Nous ne sommes que des pantins avec un portefeuille, des parts de marché.»
Nous valons davantage que cela. Du moins, on peut toujours rêver.
«Espérer, l’avenir» c’est démentir Cioran
Résiste Suis ton coeur qui insiste Ce monde n’est pas » le tien, viens Bats-toi, signe et persiste Michel Berger, chanté par France Gall