Le Devoir

Pour un salaire minimum décent

- ERIC DUNBERRY Saint-Lambert

Le débat sur le salaire minimum reprend au rythme des hausses annoncées par le gouverneme­nt mais évolue peu: les uns revendique­nt un salaire suffisant pour s’affranchir de la pauvreté ; les autres agissent pour retarder ou atténuer des hausses inévitable­s en évoquant des pertes de compétitiv­ité et d’emploi; des élus se positionne­nt pour le compromis du jour politiquem­ent rentable. L’actualité plus récente se distingue en raison d’un mouvement pour porter le salaire minimum à 15 $.

Un salaire minimum de 11,25$ ne peut qu’augmenter, comme il l’a fait annuelleme­nt depuis 1986, à deux périodes d’exception près. La véritable question est de savoir si les hausses à venir se contentero­nt d’arbitrer un différend récurrent entre des lobbys et forces du marché qui s’opposent ou viseront plus haut, pour atteindre l’objectif non partisan à l’origine même du salaire minimum, soit l’imposition d’un seuil de rémunérati­on juste et équitable.

Pour la petite histoire, la loi imposant dès 1937 un salaire minimum s’intitulait la Loi des salaires raisonnabl­es, et le préambule à la loi qui l’a remplacée de 1940 à 1980 précisait « que l’acceptatio­n forcée d’une rémunérati­on insuffisan­te, c’est ne pas tenir compte de la dignité du travail et des besoins du salarié et sa famille ».

Dans une économie que l’on veut moderne et intelligen­te, où la technologi­e déloge l’humain, pourquoi ne pas assurer à ceux qui peinent pour s’accrocher, et qui n’ont souvent que leurs mains pour y arriver, un salaire minimaleme­nt décent plutôt que (tristement) minimum. Ou, mieux encore, un salaire moderne et intelligen­t.

Or, au-delà de compromis politiques et du maintien (entre 45% et 47%) du ratio entre le salaire minimum et le salaire horaire moyen des travailleu­rs québécois, la véritable question demeure entière: le salaire moyen est-il, en soi, juste et raisonnabl­e ? Peut-on justifier un salaire minimum laissant des centaines de milliers de travailleu­rs sous le seuil de la pauvreté, et donc incapables d’acquérir des biens de première nécessité ?

Un «non» vient naturellem­ent, sans doute parce qu’un salaire minimum relevé augmentera­it le pouvoir d’achat des plus démunis, les inciterait au travail et leur permettrai­t de participer à l’enrichisse­ment collectif. D’autres diront qu’un salaire «de pauvres» ne peut motiver. Il n’incite pas à l’innovation ni à l’efficacité et ne fidélise personne. C’est le salaire du roulement coûteux d’employés et de l’indifféren­ce en milieu de travail.

Initiative audacieuse

Selon les indicateur­s économique­s au Québec, le contexte actuel est favorable à une initiative audacieuse et à une hausse importante du salaire minimum, une initiative témoignant d’une confiance en la capacité de nos entreprise­s de faire différemme­nt et d’innover.

Or des opposants font croire que les choses sont très complexes. S’appuyant sur des travaux d’économiste­s, ils brandissen­t annuelleme­nt le risque de pertes de compétitiv­ité de nos entreprise­s, de chômage accru, d’inflation et de décrochage scolaire.

L’argument relatif à l’emploi étonne: il serait dans l’intérêt collectif des plus pauvres d’être individuel­lement rémunérés à un taux horaire moindre pour préserver leur emploi. La menace se fonde sur une théorie économique selon laquelle toute hausse du salaire minimum entraîne des pertes d’emplois.

Or, nombre d’études tenant compte de la réalité ou des imperfecti­ons du marché ont conclu qu’une hausse du salaire minimum pouvait n’avoir aucun effet défavorabl­e sur l’emploi. En Allemagne, l’adoption en 2013 d’un salaire minimum n’a eu aucun effet négatif sur l’emploi. Des études des marchés de New York et de Seattle ont noté que des hausses importante­s étalées dans le temps n’auraient pas d’effets majeurs sur l’emploi dans les secteurs étudiés. Cette menace présume aussi d’une hausse immédiate à 15 $ et de l’existence de solutions de remplaceme­nt pour faire le travail. Or une hausse pourrait être étalée et la robotisati­on des services en restaurati­on et en hébergemen­t n’est pas à l’horizon. Le Québec connaît plutôt une pénurie de main-d’oeuvre dans ces services.

L’argument relatif à la compétitiv­ité de nos entreprise­s face à la concurrenc­e des autres provinces canadienne­s omet d’importante­s réalités, soit la hausse du salaire minimum en Ontario et ailleurs au Canada et le fait que les services concernés sont locaux et absents des marchés en concurrenc­e au chapitre des exportatio­ns et des importatio­ns.

Enfin, imputer aux plus vulnérable­s un risque d’inflation parce qu’ils consommera­ient davantage s’ils étaient mieux payés est franchemen­t mesquin dans un marché en croissance où des pressions inflationn­istes s’exercent déjà en raison, notamment, de la confiance et de la consommati­on des ménages, des politiques monétaires et d‘importants stimuli gouverneme­ntaux.

Enfin, vouloir garder nos jeunes aux études en dévalorisa­nt un milieu de travail n’est pas une stratégie justifiabl­e, ni une réponse utile au problème éminemment plus complexe qu’est le décrochage scolaire.

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? Manifestat­ion à Montréal, en octobre dernier, pour une hausse du salaire minimum à 15$ l’heure. Selon les indicateur­s économique­s au Québec, le contexte actuel serait favorable à une initiative audacieuse.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Manifestat­ion à Montréal, en octobre dernier, pour une hausse du salaire minimum à 15$ l’heure. Selon les indicateur­s économique­s au Québec, le contexte actuel serait favorable à une initiative audacieuse.

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