Le Devoir

De la haine est née la fraternité

Les mosquées sont aujourd’hui mieux protégées et pourtant plus ouvertes que jamais

- LISA-MARIE GERVAIS

Des fleurs et des mots d’amour. C’est ce qu’a trouvé l’imam Foudil Selmoune sur le pas de la porte du centre islamique de Brossard au lendemain des attentats à la mosquée de Québec. Un an plus tard, sur le babillard vitré à l’intérieur, une sélection de lettres et de messages ornés de coeurs rouges est soigneusem­ent conservée. «Je souhaite de tout coeur que nous puissions vivre ensemble et nous aimer malgré nos différence­s religieuse­s», écrit une jeune plume. L’imam Foudil est touché. «Ça nous a fait chaud », dit-il, en mettant sa main sur sa poitrine.

Même si la tuerie meurtrière a eu lieu à Québec, l’onde de choc s’est fait sentir partout. «On aurait pu être à la place de ces gens-là. Ça aurait pu être nous», a dit Abdoulaye Souley, président du centre culturel musulman de Shawinigan. Ce Québécois originaire du Niger connaissai­t personnell­ement Ibrahima Barry, l’une des deux victimes d’origine guinéenne. Il était venu chercher son mouton à l’abattoir halal de Shawinigan, à la

fin de l’été dernier. «On a vu monter une vague de sympathie. On a reçu des courriels, des fleurs. Des élèves d’une école nous ont envoyé des messages. »

Même chose dans la dizaine de centres islamiques à qui Le Devoir a pu parler, de Gatineau à Rimouski, en passant par Saint-Hyacinthe, Montréal et Mascouche, où les fleurs ont atténué la peur. «Nous avons reçu beaucoup de témoignage­s de compassion», souligne Ahmed Limame, imam du centre islamique de l’Outaouais qui, avec celui de Brossard, est l’un des plus gros centres musulmans au Québec. Plus de 1000 fidèles s’y rassemblen­t pour la prière du vendredi. « Mais la compassion ne suffit pas toujours. Nous devons collective­ment aborder les problèmes sous-jacents qui ont mené à ces actes. »

Encore la peur

Car sous les fleurs, une certaine peur persiste. «On a remarqué une baisse d’achalandag­e», a souligné Younés Alami, trésorier du Centre islamique maskoutain, qui peut attirer jusqu’à 200 fidèles à la prière du vendredi. Les choses sont revenues à la normale depuis, insiste-t-il.

La peur peut alimenter une certaine paranoïa. Il y a à peine une semaine, Hamid Ouguedir, président du centre culturel islamique de Granby, était au centre pour un dégât d’eau lorsqu’il a vu un jeune homme s’abriter sous le porche. «Il m’a dit qu’il attendait un taxi vu qu’il pleuvait, mais je ne sais pas… j’ai senti que je devais rester à côté de lui», confie M. Ouguedir, au Québec depuis 30 ans. Le taxi n’arrivait pas, ce qu’il a trouvé louche. «Tu deviens craintif, tu te mets à avoir des soupçons», a-t-il ajouté.

Il n’avait jamais dénoncé à la police les actes de vandalisme — porte fracassée et enseigne endommagée — que son centre avait subis dans la foulée des attentats de Paris en 2016. Après les attentats du 29 janvier, il l’a fait. Cela n’a pas empêché son centre d’être la cible de vandales.

Crimes haineux

Dans sa tournée des mosquées, Le Devoir a constaté que si elles étaient généraleme­nt bien accueillie­s dans la communauté, la plupart avaient été la cible de crimes haineux, certains s’étant produits avant les attentats de Québec, d’autres après. Ou les deux.

Une vitre brisée et des slogans haineux à Saint-Hyacinthe. Des visites louches et du vandalisme à Sherbrooke. À Shawinigan, des excréments et une note de menaces de mort sur la porte. À Saguenay, du sang de porc frais sur la façade. À Rimouski, des projectile­s de plombs ont été tirés dans les vitres. À Mascouche, des messages menaçant de « brûler le centre ». Sans compter les innombrabl­es messages de haine à l’endroit de ces centres sur Internet. «Il y en a énormément sur les réseaux sociaux, c’est une tendance marquée en matière de crimes et d’incidents haineux», a déclaré Line Lemay, lieutenant­e-détective de la division crimes, prévention et sécurité urbaine du Service de police de la Ville de Montréal.

À Montréal, une mosquée du Sud-Ouest a été vandalisée quelques jours après les attentats. Fin février, malgré une vague de soutien des habitants de Rimouski, des oeufs ont tout de même été lancés sur la porte du centre islamique, un geste difficile à expliquer. L’hypothèse est que les attentats de Québec ont pu avoir pour effet de mettre les projecteur­s sur certaines communauté­s, jusqu’ici ignorées de certains résidents.

Sécurité accrue

Une mosquée sans sécurité? C’est impossible, croit l’imam Foudil Selmoune, de la mosquée de Brossard. Serrures électroniq­ues, système d’alarme, clôtures et caméras de surveillan­ce… Bon nombre de lieux de culte musulmans se sont équipés en la matière au cours de la dernière année. Quelque 250 demandes de subvention­s pour sécuriser les lieux de culte, dont la moitié provenait de centres islamiques, ont été faites à Sécurité publique Canada au début 2017, qui en a reçu un nombre record tout juste après la fusillade à Québec.

Sur le terrain de l’Associatio­n culturelle islamique de l’Estrie (ACIE), une immense pancarte met en garde le visiteur que la propriété est privée et qu’elle sous vidéosurve­illance 24 heures sur 24. «On a investi des milliers de dollars. On a installé une clôture, des caméras, l’entrée s’ouvre avec des clés magnétique­s », explique le président, Mohamed Kounna.

À Granby, Hamid Ouguedir a récemment doté son centre de caméras de surveillan­ce. «On n’en avait jamais senti le besoin, mais on n’a pas le choix.» À Shawinigan et dans de nombreux centres islamiques à travers le Québec, les portes sont désormais fermées à clé lors de la prière. «C’est dommage parce que c’est un endroit public, qui est censé être ouvert à tous», a dit Abdoulaye Souley.

Portes ouvertes

Et pourtant, curieux paradoxe, les portes des mosquées sont plus ouvertes que jamais depuis un an, fait remarquer Khadiyatou­lah Fall, professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi et spécialist­e de la diversité culturelle et ethnique. «Les responsabl­es des mosquées et les pratiquant­s sont plus sensibles à faire connaître les mosquées, audelà de leurs dimensions sacrée et culturelle, […] autant chez les musulmans entre eux qu’entre les musulmans et les non-musulmans ».

L’impuissanc­e devant l’horreur a fait place à une volonté d’ouverture, ont témoigné tous les centres sondés, qui se disent profondéme­nt ancrés dans une mission communauta­ire. À Montréal-Nord, la mosquée Al-Nusrat avait déjà tissé des liens solides avec sa communauté. «On le faisait déjà avant l’attentat, mais il y a une plus grande implicatio­n. On a saisi la balle au bond », a confié Khalid Butt, le porte-parole francophon­e de la communauté Ahmadiyya.

Rencontres, journées portes ouvertes, visites d’écoliers, dialogue interrelig­ieux, guignolées, collecte de sang, bénévolat auprès de centres de femmes, des itinérants et dans les prisons. L’engagement et l’entraide des musulmans sont dans tous les domaines. «C’est à travers ça qu’on change les mentalités, a indiqué M. Kounna, de Sherbrooke. On va devoir toujours en faire un petit peu plus, pour gagner la confiance.»

Dans son bureau du centre islamique de Brossard, l’imam Foudil Selmoune se réjouit de voir que ces efforts d’ouverture sont bien accueillis depuis un an. «On reçoit des invitation­s des églises et des écoles pour aller parler de notre religion », dit-il avant que l’appel de la prière ne retentisse. «Les gens ont eu envie de nous accorder leur confiance. C’est ce qu’il y a de beau dans tout ça. »

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR L’électrocho­c causé par la tragédie de Québec a laissé des séquelles dans plusieurs communauté­s musulmanes au Québec. Si certaines mosquées ont renforcé leurs dispositif­s de sécurité, plusieurs ont jeté des ponts pour mieux se faire connaître des...
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JACQUES NADEAU LE DEVOIR La prière du vendredi à la mosquée Al-Nusrat, à Montréal-Nord

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