Algorithme, hasard ou synchronicité ?
Les algorithmes aux fins de marketing et le sens magique des coïncidences
Prenons un individu lambda. Tiens, comme ça, yeux fermés, attardons-nous sur le journaliste Stéphane Baillargeon. Assoiffé de calme pour ses vacances, le collègue au Devoir, individu de son temps, s’était mitonné sur les interwouèbes un séjour presque autiste de solitude dans un village perdu au fond de la Toscane. Au retour, il pestait. Car Baillargeon s’était retrouvé, dans son auberge certes calme, avec trois autres Montréalais. Pour le dépaysement, c’était raté. « Maudits algorithmes!» rageait-il de retour au bureau, ragaillardi et reposé, mais frustré, diable! d’être tombé dans cette galère, dans ce piège marketing taillé sur mesure. «Maudit Web!»
Et si ç’avait été une coïncidence, une vraie ?
Peut-on désormais différencier un hasard, une synchronicité magique — façon Carl Jung —, d’une mécanique mathématique faite dans notre dos à des fins commerciales? Le hasard peut-il exister sur le Web? Réflexion tirée d’une discussion de couloir du Devoir.
«Notre perception du hasard va changer à cause des réseaux sociaux», estime Richard Labib, spécialiste des processus stochastiques, de l’intelligence artificielle et de la modélisation mathématique à Polytechnique. «Mais même si elle change, elle ne peut pas vraiment être pire. Notre cerveau a beaucoup de
difficulté à comprendre que les coïncidences sont tout à fait explicables mathématiquement. La perception du hasard n’est jamais collective, toujours individuelle. Il ne faut pas être nécessairement renversé par un événement; dès qu’on veut aller plus loin, on peut comprendre», estime le professeur agrégé.
«Si on reprend cet exemple de M. Baillargeon en Toscane, qui a cherché son hébergement sur Trivago ou Airbnb, moi, je dis que, même sans passer par ces sites, sans rien du tout, les chances qu’il se retrouve avec trois autres Montréalais restaient extrêmement probables. Je ne m’étonne pas. Comme humain, on a besoin d’être surpris. Les coïncidences nous permettent de ressentir certaines émotions; mais, froidement, toutes les choses qu’on estime être des coïncidences doivent un jour survenir. C’est si elles n’arrivaient pas qu’il y aurait pour moi une coïncidence vraiment surprenante. »
«Notre cerveau n’est pas bien connecté pour comprendre aisément les probabilités », souligne encore M. Labib. Pour l’illustrer, il expose le problème des dates d’anniversaire, coïncidence classique. «On est conditionnés à voir les anniversaires, qui n’arrivent qu’une fois par année, comme un événement spécial, rare. Mais dans un groupe de 23 personnes, la probabilité que deux personnes aient la même date d’anniversaire est légèrement supérieure à 1 sur 2.» Déjà, notre cerveau «flippe», indique le professeur. «Dans un groupe de 50 personnes, la probabilité monte à plus de 97%. Je l’ai testé avec mes étudiants, dans un groupe de 90: nous avions sept couples de dates et trois triplets. »
«C’est tard dans l’histoire de l’humanité qu’on a pu saisir la notion de hasard», poursuitil, et très tard dans l’histoire des mathématiques — après l’arithmétique, la géométrie, l’algèbre et l’analyse. «Parce que la théorie des probabilités a besoin de toutes ces autres branches.» À ce jour, la science montre que le déterminisme a ses limites et que le hasard fait partie de l’univers.
Ajoutons que « l’être humain veut être surpris. En parlant, on choisit les faits qu’on surligne. On va focaliser sur le remarquable et laisser le reste dans le flou. Parce qu’il y a énormément, énormément de faits, l’esprit choisit de ne se fixer que sur certains».
Cette vision-là recoupe le concept de la synchronicité de Jung. Sa définition, explique Marcel Gaumond, psychanalyste, «c’est la coïncidence entre un état psychique — une pensée qu’on peut avoir, quelque chose qui se passe à l’intérieur de nous — et un élément extérieur. L’exemple typique, c’est de repenser soudain à cette amie partie depuis longtemps pour l’Angleterre, qui d’un coup vous manque, alors qu’au moment même le téléphone sonne et voilà ! c’est elle au bout du fil », explique le cofondateur de l’Association des psychanalystes jungiens du Québec.
Faire des liens
Carl Jung définissait son idée «dans le sens particulier de coïncidence temporelle de deux ou plusieurs événements sans lien causal entre eux et possédant un sens identique ou analogue. Le terme s’oppose à “synchronisme”, qui désigne la simple simultanéité de deux événements. La synchronicité signifie donc d’abord la simultanéité d’un certain état psychique avec un ou plusieurs événements parallèles signifiants par rapport à l’état subjectif du moment, et — éventuellement — vice-versa ».
On associe alors les deux événements. « Ils peuvent facilement s’associer à la superstition, à la pensée magique ; on peut les considérer comme étant tripatifs », poursuit M. Gaumond. Pour le psy, cette synchronicité, ces coïncidences signifiantes ont très souvent un rapport avec la «notion d’émergence, qui elle exige une présence attentive à ce qui se passe intérieurement en nous, une mobilisation de l’attention aux rêves, fantasmes, souvenirs». Il n’y a, de là, qu’un pas pour penser que les nouvelles plateformes de communication, qui divertissent, ensorcelant notre attention à rester figés devant le très petit écran, nous gardent dans un état peu propice à l’émergence, et donc à la synchronicité.