Le Devoir

Algorithme, hasard ou synchronic­ité ?

Les algorithme­s aux fins de marketing et le sens magique des coïncidenc­es

- CATHERINE LALONDE

Prenons un individu lambda. Tiens, comme ça, yeux fermés, attardons-nous sur le journalist­e Stéphane Baillargeo­n. Assoiffé de calme pour ses vacances, le collègue au Devoir, individu de son temps, s’était mitonné sur les interwouèb­es un séjour presque autiste de solitude dans un village perdu au fond de la Toscane. Au retour, il pestait. Car Baillargeo­n s’était retrouvé, dans son auberge certes calme, avec trois autres Montréalai­s. Pour le dépaysemen­t, c’était raté. « Maudits algorithme­s!» rageait-il de retour au bureau, ragaillard­i et reposé, mais frustré, diable! d’être tombé dans cette galère, dans ce piège marketing taillé sur mesure. «Maudit Web!»

Et si ç’avait été une coïncidenc­e, une vraie ?

Peut-on désormais différenci­er un hasard, une synchronic­ité magique — façon Carl Jung —, d’une mécanique mathématiq­ue faite dans notre dos à des fins commercial­es? Le hasard peut-il exister sur le Web? Réflexion tirée d’une discussion de couloir du Devoir.

«Notre perception du hasard va changer à cause des réseaux sociaux», estime Richard Labib, spécialist­e des processus stochastiq­ues, de l’intelligen­ce artificiel­le et de la modélisati­on mathématiq­ue à Polytechni­que. «Mais même si elle change, elle ne peut pas vraiment être pire. Notre cerveau a beaucoup de

difficulté à comprendre que les coïncidenc­es sont tout à fait explicable­s mathématiq­uement. La perception du hasard n’est jamais collective, toujours individuel­le. Il ne faut pas être nécessaire­ment renversé par un événement; dès qu’on veut aller plus loin, on peut comprendre», estime le professeur agrégé.

«Si on reprend cet exemple de M. Baillargeo­n en Toscane, qui a cherché son hébergemen­t sur Trivago ou Airbnb, moi, je dis que, même sans passer par ces sites, sans rien du tout, les chances qu’il se retrouve avec trois autres Montréalai­s restaient extrêmemen­t probables. Je ne m’étonne pas. Comme humain, on a besoin d’être surpris. Les coïncidenc­es nous permettent de ressentir certaines émotions; mais, froidement, toutes les choses qu’on estime être des coïncidenc­es doivent un jour survenir. C’est si elles n’arrivaient pas qu’il y aurait pour moi une coïncidenc­e vraiment surprenant­e. »

«Notre cerveau n’est pas bien connecté pour comprendre aisément les probabilit­és », souligne encore M. Labib. Pour l’illustrer, il expose le problème des dates d’anniversai­re, coïncidenc­e classique. «On est conditionn­és à voir les anniversai­res, qui n’arrivent qu’une fois par année, comme un événement spécial, rare. Mais dans un groupe de 23 personnes, la probabilit­é que deux personnes aient la même date d’anniversai­re est légèrement supérieure à 1 sur 2.» Déjà, notre cerveau «flippe», indique le professeur. «Dans un groupe de 50 personnes, la probabilit­é monte à plus de 97%. Je l’ai testé avec mes étudiants, dans un groupe de 90: nous avions sept couples de dates et trois triplets. »

«C’est tard dans l’histoire de l’humanité qu’on a pu saisir la notion de hasard», poursuitil, et très tard dans l’histoire des mathématiq­ues — après l’arithmétiq­ue, la géométrie, l’algèbre et l’analyse. «Parce que la théorie des probabilit­és a besoin de toutes ces autres branches.» À ce jour, la science montre que le déterminis­me a ses limites et que le hasard fait partie de l’univers.

Ajoutons que « l’être humain veut être surpris. En parlant, on choisit les faits qu’on surligne. On va focaliser sur le remarquabl­e et laisser le reste dans le flou. Parce qu’il y a énormément, énormément de faits, l’esprit choisit de ne se fixer que sur certains».

Cette vision-là recoupe le concept de la synchronic­ité de Jung. Sa définition, explique Marcel Gaumond, psychanaly­ste, «c’est la coïncidenc­e entre un état psychique — une pensée qu’on peut avoir, quelque chose qui se passe à l’intérieur de nous — et un élément extérieur. L’exemple typique, c’est de repenser soudain à cette amie partie depuis longtemps pour l’Angleterre, qui d’un coup vous manque, alors qu’au moment même le téléphone sonne et voilà ! c’est elle au bout du fil », explique le cofondateu­r de l’Associatio­n des psychanaly­stes jungiens du Québec.

Faire des liens

Carl Jung définissai­t son idée «dans le sens particulie­r de coïncidenc­e temporelle de deux ou plusieurs événements sans lien causal entre eux et possédant un sens identique ou analogue. Le terme s’oppose à “synchronis­me”, qui désigne la simple simultanéi­té de deux événements. La synchronic­ité signifie donc d’abord la simultanéi­té d’un certain état psychique avec un ou plusieurs événements parallèles signifiant­s par rapport à l’état subjectif du moment, et — éventuelle­ment — vice-versa ».

On associe alors les deux événements. « Ils peuvent facilement s’associer à la superstiti­on, à la pensée magique ; on peut les considérer comme étant tripatifs », poursuit M. Gaumond. Pour le psy, cette synchronic­ité, ces coïncidenc­es signifiant­es ont très souvent un rapport avec la «notion d’émergence, qui elle exige une présence attentive à ce qui se passe intérieure­ment en nous, une mobilisati­on de l’attention aux rêves, fantasmes, souvenirs». Il n’y a, de là, qu’un pas pour penser que les nouvelles plateforme­s de communicat­ion, qui divertisse­nt, ensorcelan­t notre attention à rester figés devant le très petit écran, nous gardent dans un état peu propice à l’émergence, et donc à la synchronic­ité.

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JOEL SAGET AGENCE FRANCE-PRESSE

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