Le Devoir

John L. Austin et le phénomène des mots performati­fs

Le philosophe John L. Austin a circonscri­t le phénomène des mots performati­fs, qui sont des actes et qui imposent leur réalité

- YVES GINGRAS Professeur au Départemen­t d’histoire de l’UQAM

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Il est courant de voir des gens tenter de mettre fin à un débat qu’ils préférerai­ent éviter en déclarant qu’il ne s’agit en fait que d’une «querelle de mots» ou d’un «débat sémantique», suggérant par là que cela n’a donc pas vraiment d’importance. Chaque fois que j’entends de telles affirmatio­ns péremptoir­es, je pense au livre du philosophe britanniqu­e John L. Austin (1911-1960), How to Do Things with Words.

Ce philosophe anglais a transformé notre compréhens­ion du rôle du langage en montrant que les mots ne font pas que décrire le monde, mais sont aussi des actes qui contribuen­t à le transforme­r.

Fruit d’une série de conférence­s prononcées à l’Université Harvard en 1955, cet ouvrage d’Austin n’est finalement paru qu’en 1962, soit deux ans après le décès de son auteur. Traduit en français en 1970 par le philosophe et jésuite franco-manitobain (qui a fait carrière dans les université­s québécoise­s) Gilles Lane sous l’excellent titre Quand dire, c’est faire, il est devenu un classique en raison de sa contributi­on fondamenta­le à la philosophi­e du langage ordinaire. Austin attire en effet l’attention sur un certain type d’énoncés jusque-là négligés et qu’il nomme «performati­fs », car ils visent davantage à faire des choses qu’à simplement décrire le monde. Ils ne sont donc ni vrais, ni faux, ni sans significat­ion, comme le supposaien­t les analyses logiques du langage. Alors que certains énoncés ne sont que « constatifs » (« le Soleil brille ») et décrivent les événements sans les modifier, il note que d’autres types d’énoncés font des choses par le fait même d’être dits par certaines personnes et dans certains contextes. L’exemple classique est le prêtre qui dit: «Je vous déclare mariés. » Les personnes le deviennent par le fait même de l’énoncé, qui est ainsi un acte, d’où l’expression « acte de langage ». Si un clown à la télé américaine dit : «Je déclare la guerre», il ne se passe rien à part peut-être susciter des rires, car ce locuteur n’a pas la légitimité qui donne à son énoncé sa force performati­ve. Par contre, si le président des États-Unis dit: «Je déclare la guerre à la Corée du Nord », alors ipso facto la guerre devient réalité!

L’expression «peser ses mots» montre bien que le sens commun saisit au moins confusémen­t ce fait que les mots sont importants. Austin affirme d’ailleurs dès le début de sa première conférence que ce qu’il aura à dire «n’est ni difficile à comprendre ni sujet à controvers­es », et que le phénomène des énoncés performati­fs «est en effet très répandu, évident, et l’on ne peut manquer de l’avoir observé, à tout le moins ici et là». Il déplore seulement que les philosophe­s ne se soient pas suffisamme­nt penchés sur ces actes de langage et qu’ils aient trop tenu pour acquis que le langage ne fait que décrire le monde.

Nommer, c’est faire exister

Choisir un mot ou une expression n’a donc rien de banal, car le plus souvent, cela vise à agir sur le comporteme­nt des personnes. Étant donné l’importance du caractère performati­f de certains mots, expression­s et énoncés, ceux qui écrivent au quotidien, comme les journalist­es et autres «faiseurs d’opinions » dans les divers médias, devraient porter une attention toute spéciale aux mots qu’on veut leur faire répéter (et donc diffuser) au lieu, comme on l’observe trop souvent, de les reprendre spontanéme­nt à leur compte. Pensons à l’irruption de l’expression «culture du viol», ou du terme «survivante» pour remplacer « victime », dont il est difficile de ne pas percevoir le caractère performati­f. D’autres expression­s semblent plus innocentes, comme parler des îles « Falkland » au lieu des « Malouines » ou de «la Judée-Samarie » au lieu de la « Cisjordani­e». Pourtant, il est clair que, dans ces deux cas, choisir l’une ou l’autre dénominati­on revient à prendre parti dans un conflit territoria­l en contribuan­t à asseoir la légitimité d’un groupe au détriment d’un autre. Parce que nommer, c’est aussi faire exister, il vaut mieux ne jamais utiliser le langage de l’ennemi ou du concurrent.

Il est aussi fréquent de lire des études qui prétendent décrire la réalité alors qu’elles visent à la faire advenir et sont donc, en fait, performati­ves. Une bonne partie des discours économique­s est de cette nature. Ainsi, on entend souvent dire par des «experts» qu’à l’avenir, les gens «occuperont de plus en plus d’emplois différents au cours de leur carrière», ce qui signifie : « Il faut que les gens acceptent que l’économie réclame plus de flexibilit­é et de postes précaires et vous devez donc vous y résigner et vous y préparer.» Une autre expression performati­ve courante est « de plus en plus »… On ne donne pas de chiffres précis et si quelqu’un ose suggérer que le phénomène est en fait marginal, la personne visée pourra toujours rétorquer: «Oui, mais de plus en plus le font et le feront…» D’aucuns concluront alors que ce doit être vrai et qu’il faut donc le faire, rendant ainsi vrai ce qui ne l’était pas encore, et aurait pu ne pas le devenir si personne n’avait porté attention à ce discours idéologiqu­e caché dans un langage apparemmen­t descriptif. Les « prophéties autoréalis­atrices» sont ainsi la conséquenc­e sociologiq­ue des énoncés performati­fs.

Les débats actuels pour imposer dans le discours public le terme « islamophob­ie » ne sont que l’exemple le plus récent des tentatives récurrente­s de la part de divers groupes d’intérêts d’imposer une façon de voir le monde en imposant les mots pour le nommer. Cela est d’autant plus vrai lorsque les mots choisis ne sont jamais bien définis. Ils deviennent alors des valises utiles que chacun peut remplir selon ses besoins, ou pour plaire, sans s’apercevoir que d’autres utilisent la même expression dans un sens différent et à d’autres fins.

Le langage ordinaire comporte ainsi de nombreux pièges qu’il faut apprendre à éviter, car les mots les plus performati­fs ont une force intrinsèqu­e indépendam­ment du bon vouloir des jovialiste­s qui les utilisent et croient naïvement pouvoir contrôler leur sens polysémiqu­e. Il en va ainsi de l’expression « communauté». L’utiliser, c’est en fait assigner des personnes à une identité, à une «communauté» à laquelle elles n’ont la plupart du temps jamais demandé à être associées et identifiée­s. Il est, par exemple, assez évident que lire dans un journal que la «communauté catholique » pense ceci ou cela pour la simple raison qu’un évêque aurait fait une interventi­on publique paraîtrait incongru à l’écrasante majorité des lecteurs. On ne trouve d’ailleurs à peu près jamais cette expression sous la plume des journalist­es, tandis que l’expression « communauté musulmane » pullule. En effet, il suffit qu’un imam ou un autre porte-parole autoprocla­mé de « l’islam » dise un mot sur un sujet donné pour que de nombreux commentate­urs se mettent à parler de la « communauté musulmane », alors que le simple bon sens devrait leur rappeler qu’elle n’existe pas plus que les communauté­s « catholique » et « chrétienne », dont la majorité censée y appartenir ne va d’ailleurs pas à la messe et utilise des contracept­ifs interdits par le pape…

Même les sciences les plus rigoureuse­s peuvent être le jouet des mots. Ainsi, la physique contempora­ine est aux prises avec « le problème de la masse manquante », qui est le plus souvent présenté comme ayant comme solution une « matière noire » qui composerai­t 25% de l’univers. Comme elle n’a jusqu’à maintenant jamais été observée, utiliser cette expression au lieu de « problème de la masse manquante » revient à appuyer un groupe de savants au détriment d’un autre, sans que cela soit justifié par les données scientifiq­ues. Une situation similaire a existé au XIXe siècle quand les physiciens parlaient des propriétés de l’éther jusqu’à ce qu’Einstein vienne montrer qu’il n’existe pas et qu’il faille plutôt modifier la théorie de Newton…

Résister aux mots

Comme le note Austin, les énoncés performati­fs sont parfois «malheureux», c’està-dire qu’ils échouent dans leur visée à faire agir. Un exemple comique de performati­vité avortée est celui de Raël, qui avait demandé, lors de son passage l’émission Tout le monde en parle en septembre 2014, que l’animateur s’adresse à lui en utilisant le terme «Sa Sainteté Raël », ce qui aurait été reconnaîtr­e devant les téléspecta­teurs qu’il n’était pas à la tête d’une secte mais bien d’une religion reconnue. Cela lui fut (heureuseme­nt) refusé, mais il n’est pas certain que tous aient compris l’enjeu de cette « querelle de mots ». Ce n’est pas pour rien que les idéologues tiennent à leurs mots et tentent de les imposer et de faire oublier leur origine pour que leur force performati­ve devienne invisible et fasse ainsi d’autant mieux son travail.

L’intérêt porté par Austin aux propriétés du langage ordinaire peut paraître oiseux aux esprits convaincus que les mots ne sont que des mots, mais l’observatio­n attentive des débats publics montre au contraire amplement qu’on aurait tort d’oublier qu’ils sont aussi des actes et qu’ils ont donc des effets pas toujours visibles, surtout quand ils visent à manipuler les gens. Il faut donc rester vigilant pour s’assurer que «les conditions de félicité », ainsi que les nomme Austin, qui donnent toute leur force aux énoncés performati­fs ne sont pas réunies quand on s’oppose aux effets visés. Cela n’est pas facile dans notre monde orwellien, où la « communicat­ion » instantané­e tend à rendre la pensée, qui exige du temps, impossible, pour ne pas dire impensable.

Étant donné l’importance du caractère performati­f de certains mots, expression­s et énoncés, ceux qui écrivent au quotidien devraient porter une attention toute spéciale aux mots qu’on veut leur faire répéter au lieu de les reprendre spontanéme­nt à leur compte

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GILLES DELISLE Yves Gingras est professeur au Départemen­t d’histoire de l’UQAM.

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