Le Devoir

Un des épisodes les plus sombres de l’histoire du Québec moderne: le philosophe Jocelyn Maclure.

Le philosophe Jocelyn Maclure revient sur les causes et les conséquenc­es de la tragédie

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BAILLARGEO­N

Jocelyn Maclure est cotitulair­e de la Chaire sur la philosophi­e dans le monde actuel de l’Université Laval. Il a agi comme analyste expert auprès de la commission Bouchard-Taylor.

Que représente l’attentat de Québec pour vous?

C’est un événement d’une gravité extrême. Des individus ont été tués ou blessés sur la simple base d’un aspect de leur identité, parce qu’ils sont musulmans, comme les victimes de l’attentat de Polytechni­que ont été visées simplement parce qu’elles étaient des femmes. C’est l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire du Québec moderne. Il ne faut pas l’oublier. La complaisan­ce n’est pas une option lorsque la violence interrompt le débat démocratiq­ue.

Comment comprenez-vous et expliquezv­ous cet attentat?

Comme tout le monde, je constate que le rapport entre l’Islam et l’Occident est l’une des grandes sources de tension du monde contempora­in, en particulie­r depuis les attentats du 11 septembre 2001. Ce que j’ai déjà appelé une «dialectiqu­e mortifère» alimentée par un islamisme violent dévoyant la religion musulmane d’un côté, et par une islamophob­ie décomplexé­e de l’autre, est à l’oeuvre dans la plupart des sociétés occidental­es. L’idée n’est pas de répartir les blâmes également, mais de souligner que chacun des camps voit sa vision du monde consolidée et justifiée lorsque des paroles offensante­s sont prononcées ou que des gestes violents sont posés par des membres de l’autre camp. Désamorcer cette dialectiqu­e est l’un de nos défis les plus importants. Le Québec est loin d’être seul.

Pourquoi s’est-il produit là, maintenant?

Le débat sur la place de la religion dans l’espace public et sur les accommodem­ents raisonnabl­es est sans doute celui qui a le plus divisé les Québécois depuis 2006. Étant donné le contexte internatio­nal et les mouvements migratoire­s, l’islam est au coeur de ce débat. Or le discours critique sur l’islam, au Québec et ailleurs, s’est graduellem­ent radicalisé. Pour se démarquer de la norme, des élus et des influenceu­rs devaient toujours aller plus loin.

C’était particuliè­rement évident pendant le débat sur la charte des valeurs. On alimente le spectre d’une «islamisati­on de la société» alors que les faits ne l’autorisent nullement. Aux Pays-Bas, le Parti de la liberté est allé jusqu’à s’engager à bannir les mosquées et les corans sur le territoire. Lorsque la frontière de ce qu’il est légitime d’exprimer sur la place publique se déplace ainsi, il est prévisible que certains, plus fragiles psychologi­quement, pensent qu’il est temps de faire un pas de plus, de passer des paroles à la violence physique.

Comment vous-même jugez-vous notre réaction collective à cet événement depuis un an?

La réaction est troublante. L’expression de solidarité et la volonté de rapprochem­ent qui a suivi l’attentat étaient réconforta­ntes et encouragea­ntes. Malheureus­ement, cet esprit s’est vite dissipé. Je crains qu’on ait déjà oublié la gravité de l’événement et l’impératif éthique en vertu duquel il faut tout faire pour réduire les risques de nouveaux attentats.

Quels conseils formulez-vous pour améliorer les rapports avec la communauté musulmane du Québec?

Le piège de l’abstractio­n est particuliè­rement dangereux. Il ne faut jamais perdre de vue que les personnes musulmanes sont des personnes en chair et en os, complexes comme nous le sommes tous. Il y a des personnes de culture musulmane qui ne sont pas particuliè­rement croyantes ou pratiquant­es, il y a plusieurs interpréta­tions possibles de la foi musulmane et, comme c’était le cas chez les catholique­s du Québec il n’y a pas si longtemps, il y a souvent une distance importante entre le dogme et la pratique.

J’aimerais que tous aient la chance, comme je l’ai, de rencontrer les Nassiba, Kheira, Rachida et Setareh qui prennent soin de mes enfants dans les services de garde au CPE et à l’école.

Et du point de vue du débat public et des médias?

Comme plusieurs ont un rapport à l’islam essentiell­ement médiatisé, ceux qui ont une tribune publique ont le devoir de faire preuve de rigueur lorsqu’ils parlent des musulmans. Tous ceux, moi y compris, qui ont le privilège de participer à la discussion démocratiq­ue ont le devoir de réfléchir à la façon dont leurs idées peuvent être interprété­es.

Cela ne signifie pas que des propos dégradants à l’endroit des femmes ou les appels à la violence d’un imam ne doivent pas être sévèrement critiqués; cela signifie qu’il faut respecter les faits à propos des musulmans du Québec, éviter les amalgames injustifié­s et tout faire pour ne pas alimenter volontaire­ment la panique morale qui sévit actuelleme­nt. Un an après l’attentat, certains ne semblent pas avoir encore compris la leçon.

Enfin, comme l’introspect­ion et l’autocritiq­ue sont toujours nécessaire­s, les pluraliste­s doivent s’efforcer davantage de distinguer les désaccords politiques légitimes de ce qui relève de l’islamophob­ie et de tendances fascisante­s. Et s’il faut critiquer sans complaisan­ce ceux qui instrument­alisent et attisent les craintes par rapport à l’islam, il faut discuter de bonne foi avec les citoyens qui ont des inquiétude­s et qui tentent d’y voir clair.

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Au lendemain de l’attentat de Québec, de nombreuses lettres, des messages d’espoir et des fleurs ont été reçus au Centre islamique de Brossard, raconte l’imam Foudil Selmoune. « Ça nous a fait chaud », dit-il. À droite: les messages de solidarité ont...
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Au lendemain de l’attentat de Québec, de nombreuses lettres, des messages d’espoir et des fleurs ont été reçus au Centre islamique de Brossard, raconte l’imam Foudil Selmoune. « Ça nous a fait chaud », dit-il. À droite: les messages de solidarité ont...
 ??  ??
 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ??
JACQUES NADEAU LE DEVOIR
 ?? FRANCIS VACHON LE DEVOIR ??
FRANCIS VACHON LE DEVOIR

Newspapers in French

Newspapers from Canada