La femme blanche danse
Réflexion sur l’appropriation culturelle, sur fond de pop dansante, avec Merrill Garbus de Tune-Yards
Ce quatrième album du duo art pop Tune-Yards arrive à point. La semaine durant laquelle les États-Unis soulignèrent le Martin Luther King’s Day, et au moment où la conversation nationale porte sur les commentaires racistes exprimés par son président, l’auteure-compositrice-interprète Merrill Garbus et son bassiste de mari Nate Brenner lancent I Can Feel You Creep into My Private Life, un album touchant justement aux thèmes de l’appropriation culturelle et des relations interraciales dans cette Amérique fissurée.
Quelques notes de ce qui semble être un mbira (piano à pouces), suivies d’un bruyant rythme techno, en plein coeur de ce nouvel album réfléchi dans ses textes, mais dansant dans ses rythmes influencés par le house et les musiques populaires du continent africain. La chanson s’intitule Colonizer et va comme suit: «I use my white woman’s voice to tell stories of travels with African men / I comb my white woman’s hair with a comb made specifically generally for me / I use my white woman’s voice to
tell stories […] » Les mots de Garbus prennent la forme d’un miroir de sa réalité «de femme blanche privilégiée ». Elle ne dénonce rien, elle se regarde. «En fait, je ne crois même pas qu’il y ait un message dans cette chanson », explique-t-elle depuis Portland, en Oregon, où elle mène sa tournée promotionnelle. «Ces derniers temps, j’ai travaillé sur moi-même, sur mon attitude. Les mots exprimés dans cette chanson constituent ainsi une sorte d’inventaire de mes comportements. Dans ma démarche pour mieux comprendre ce que signifie être blanche et privilégiée dans ce pays, je voulais aller au fond des choses parce qu’il me semble, ces temps-ci, que les gens qui s’imaginent être du bon côté [de la question raciale aux États-Unis] cessent simplement de se questionner. »
Réagir à la musique
Originaire de la Nouvelle-Angleterre, Merrill Garbus a grandi à New York, lancé sa carrière chez nous, à Montréal, pour enfin s’installer à Oakland. Quatre albums parus sous le nom de scène Tune-Yards, désormais un duo « pour clarifier le rôle de compositeur de Nate», son mari, bassiste formé au jazz. «Moi, je n’ai aucune formation musicale; c’est l’écart entre nos parcours qui donne l’équilibre au projet musical », estime-t-elle.
Personnelle et engagée, la démarche de Garbus est, sur ce nouvel album, en parfaite continuité avec les préoccupations exprimées sur le précédent disque, Nikki Nack (2014), qui puisait déjà son inspiration dans les rythmes du continent africain et sa diaspora. La grande différence entre cette nouvelle collection de chansons et l’atmosphère de Nikki Nack se trouve dans le net penchant dance et électronique que prend la réalisation, un choix qui s’explique par le boulot de DJ qu’a occupé Garbus ces dernières années.
Ce fut une première expérience en tant que DJ et elle a adoré, «mais c’est difficile». Pourquoi avoir accepté? «Tu veux la réponse plate? On m’offrait une belle somme pour faire DJ chaque semaine dans ce petit bar près de notre studio, à Oakland…» L’endroit se nomme The Hatch, un bar-spectacle de quartier, en plein centre-ville. «Parfois c’était vide, trois ou quatre personnes étaient là seulement. Ça m’a permis de faire des erreurs et de m’améliorer. D’autres fois, il y avait un plancher de danse à animer. Ça a été un apprentissage de la musique, mais aussi par rapport à la manière dont les gens réagissent à la musique. »
Les soirs où il pleuvait, elle jouait du vieux blues ; quand le plancher se remplissait, elle répondait par des chansons de Drums of Passion (1960), classique du percussionniste Babatunde Olatunji, ou d’Electric
Africa (1984), de Manu Dibango. «Je me suis rendu compte que je connaissais mal l’oeuvre de Grace Jones. J’ai fini par y plonger… J’en ai joué beaucoup!»
Sur la question raciale
L’expérience acquise derrière les platines a donné une forme rythmique au nouvel album. Par exemple, sur l’apocalyptique premier extrait ABC
123 où elle fait référence aux incendies de forêt en Californie, on reconnaît un motif rythmique d’Afrique du Sud. Sur Nikki Nack, les r ythmes d’Haïti coloraient ses chansons. Malgré ces emprunts assumés, un constat: «Comment se fait-il que, dans mes concerts, je ne voie que des visages blancs ? Si la musique est censée unir le monde, pourquoi estce que tout ça me semble encore ségrégé? Parce que notre musique est influencée par l’Afrique, je crois avoir l’occasion de faire partie de la conversation » sur la question raciale. Au moment de la parution de
Nikki Nack, certains critiques ont accusé Garbus d’appropriation culturelle. La dénonciation paraît un brin injuste: pourquoi elle plus que d’autres musiciens blancs ?
«Bien sûr que je fais de l’appropriation culturelle, répond Garbus, mais quasiment tous les musiciens blancs s’approprient aussi la culture musicale des Noirs. Reste que je sentais qu’il était temps pour moi d’avoir cette réflexion, de me demander si, par mon travail, je nuis à la reconnaissance des musiques africaines en m’appropriant les rythmes de cette culture — et en gagnant de l’argent pour cela. Il faut se regarder en face et se demander comment on peut progresser et changer notre attitude. Et je ne suis encore qu’au début de ma réflexion. »