Le Devoir

Guillaume Lambert en abyme

Ou comment réaliser un premier film portant précisémen­t sur la réalisatio­n d’un premier film

- ENTREVUE FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

Par un coup de chance autant que de bluff, Damien Nadeau-Daneau a convaincu l’acteur français Denis Lavant de tourner à Montréal une scène pour son futur film. L’ennui, c’est qu’il y a déjà quelques années de cela et que ledit film, le premier de Damien, gît toujours sur un disque dur en attendant d’être monté. En quête d’une quête pour son antihéros qu’il interprète luimême, Damien multiplie les rencontres improbable­s ou banales, celles-ci tour à tour drôles ou embarrassa­ntes. C’est là, grosso modo, la prémisse de la comédie dramatique Les scènes fortuites. Guillaume Lambert y fait ses débuts en tant que réalisateu­r tout en y tenant le rôle principal. Vous avez dit mise en abyme ?

« Je n’avais pas prévu de réaliser un film», avoue d’office Guillaume Lambert, qu’on peut voir dans la série humoristiq­ue Like-moi !. Il est aussi le scénariste et l’une des vedettes de la populaire websérie

L’âge adulte, réalisée par son complice François Jaros, avec qui il a précédemme­nt collaboré sur le court métrage Toutes des connes, gros succès en festivals.

«C’est venu à force d’écrire. Réaliser, c’est la suite logique du processus d’écriture ; c’est la seconde écriture. J’avais envie de diriger des acteurs, d’explorer l’écriture dans toute son “organicité”, du scénario au montage. »

Comme par enchanteme­nt

C’est en l’occurrence la fameuse scène avec Denis Lavant, comédien fétiche de Leos Carax (Mauvais sang, Les amants du Pont-Neuf), qui est à l’origine de l’intrigue.

«J’ai tourné cette scène-là en 2014. Denis Lavant était de passage ici, au théâtre, et j’y suis allé en me disant que ce serait don’ extraordin­aire de le rencontrer. Après le

J’espérais qu’en privilégia­nt une esthétique artisanale, j’obtiendrai­s quelque chose de très intime et authentiqu­e. J’aime beaucoup les paradoxes. J’ai horreur de catégorise­r les choses et les gens. Ça c’est triste, ça c’est comique, ça c’est vrai, ça c’est faux. J’aime créer le flou, à l’instinct. GUILLAUME LAMBERT

spectacle, comme par enchanteme­nt, il s’est adossé au mur juste à côté de moi. »

L’échange se poursuivit autour d’une poutine à La Banquise. Cette nuit-là, Guillaume Lambert pondit une scène pour l’acteur. Puis, les projets se multiplian­t, la scène demeura orpheline. « J’avais pensé en tirer un court métrage intitulé

Pourquoi ?, d’où ce titre pour le film inachevé de Damien dans Les scènes fortuites.»

Les années passèrent, et voilà que Téléfilm annonça un nouveau programme pour production­s à microbudge­t. « Tout à coup, c’est devenu clair : avec ces 100 000 $, j’allais raconter l’histoire d’un gars dont le drame est de ne pas avoir une histoire pour finir son film avec Denis Lavant, dont j’ai eu le OK. J’ai construit le scénario à partir de retailles disparates ; des scènes coupées sur d’autres projets, des bouts de sketches, mais pas que ça. Par exemple, durant cette période, je numérisais les VHS que mon père a filmées quand j’étais petit. Mon enfance, c’est mon père avec sa caméra pis ma mère qui crie: “Denis, arrête de filmer!”. Ça me fait tellement rire, et il m’est soudain apparu important d’utiliser ça. J’ai donc intégré des extraits de

home movies au film. J’ai mis tout ça ensemble, et le sens a émergé tout seul. »

Contrainte créative

Son minuscule budget, Guillaume Lambert décida illico d’en faire une arme, lui qui aime par-dessus tout les films produits dans la mouvance « mumblecore » (peu ou pas de moyens, une place à l’improvisat­ion, des histoires minimalist­es axées sur de jeunes gens « sans histoire »…).

« Il y a dans ces films une fragilité qui m’émeut. J’espérais qu’en privilégia­nt une esthétique artisanale, j’obtiendrai­s quelque chose de très intime et authentiqu­e. J’aime beaucoup les paradoxes. J’ai horreur de catégorise­r les choses et les gens. Ça c’est triste, ça c’est comique, ça c’est vrai, ça c’est faux. J’aime créer le flou, à l’instinct. Je dis souvent que je ne sais pas ce que je veux, mais que je sais ce que je ne veux pas. J’y vais par éliminatio­n. Je passe des idées dans un tamis et celles qui sont bonnes ou pertinente­s restent: telle scène, j’en ai besoin pour telle raison parce que ça amène telle chose à Damien ; telle scène, non, parce Damien a vécu ceci ou cela, et ça le ramènerait en arrière. »

L’une des meilleures scènes voit Damien subir deux distribute­urs de films d’une hilarante vacuité (sublimes Monia Chokri et Éric Bernier). Après une tirade pseudo-intellectu­elle, la première tranche que le film de Damien manque de « jokes de caca» pour plaire. On est atterré, comme le protagonis­te, mais voila t’y pas que Guillaume Lambert place peu après, mine de rien, un tel gag sur le parcours de son personnage. Omniprésen­t, ce ludisme narratif s’avère assez irrésistib­le.

L’influence de Pérusse

L’est également la narration de François Pérusse, l’autre «muse» du film qui se fait acteur le temps d’une apparition. « J’entendais sa voix, mais j’ignorais qu’il allait dire oui. Il a lu le scénario et s’est dit très touché que j’aie pensé à lui. Il a aussi apprécié que j’utilise son oeuvre [la chanson On déjeunera

chez Greenberg] dans un contexte doux-amer. François Pérusse, il nous a enseigné cette structure comique, ce rythme, ce côté artisanal, justement : il fait tout, tout seul, dans son studio. »

Tout au long de l’entrevue, on écoute Guillaume Lambert enchaîner les anecdotes loufoques survenues en cours de production (l’indescript­ible séquence du lutin magicien) et les apartés personnels non moins désopilant­s (offrir ses services comme sosie de Macaulay Culkin à l’âge de sept ans), et on se dit que, contrairem­ent à son alter ego, lui ne sera jamais en mal d’une histoire à raconter.

Les scènes fortuites

En salle le 26 janvier

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? Guillaume Lambert fait ses débuts en tant que réalisateu­r avec Les scènes fortuites, tout en y tenant le rôle principal.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Guillaume Lambert fait ses débuts en tant que réalisateu­r avec Les scènes fortuites, tout en y tenant le rôle principal.

Newspapers in French

Newspapers from Canada