La S.A.P.E, de Kinshasa à Montréal
Dans la salle, les tables et les chaises sont recouvertes d’un tissu d’une couleur rouge criard et les invités arrivent au compte-gouttes. Il est déjà 23 h et les concerts ont débuté.
«Les gens agissent comme s’ils étaient encore au pays où les fêtes débutent dans la nuit et se terminent à 6 ou 7 h du matin », nous explique le journaliste Henri Ngaka, lui aussi présent pour l’arrivée des sapeurs. Un véritable sapeur sait se faire attendre et il connaît les codes et les règles de cette société.
La S.A.P.E. (Société des ambianceurs et des personnes élégantes) est un mouvement culturel né dans les années 1960 au Congo-Brazzaville, alors que les jeunes étudiants se réappropriaient les habits du colon en les colorant et en les réinterprétant, une manière pour eux de revendiquer l’égalité.
C’est avec beaucoup de curiosité que nous nous sommes présenté à cette première soirée de S.A.P.E. montréalaise dans une salle communautaire bien connue du quartier Villeray.
Sur place, on proposait de bien harmoniser la musique congolaise et ses représentants venus de Paris et de Montréal: Sam Tshintu (un ancien partenaire de scène du géant de la musique congolaise Koffi Olomidé), Roi David (un ancien du groupe congolais Wenge Musica Maison Mère) accompagné par le groupe local Les As d’Afrique. Le sapeur Norbat de Paris et plusieurs des plus éminents sapeurs de Montréal complétaient le portrait de cette soirée haute en couleur.
Les dandys de l’Afrique
La S.A.P.E. est un phénomène international. Aujourd’hui, ses adeptes se retrouvent en République démocratique du Congo, à Paris, à Bruxelles et maintenant à Montréal. La S.A.P.E. est fantaisiste et amuse beaucoup à première vue, mais elle a ses codes et unit ses membres à travers certaines croyances et ses rituels, ainsi qu’une science dénommée la « sapelogie ».
Celle-ci fait du vêtement un objet de promotion sociale, de réussite et de langage. Le vêtement des sapeurs est leur façon de s’exprimer
en société, qui peut être même considéré comme un outil de subversion sociale.
À ce propos, le sapeur se rapproche beaucoup du dandy, cet homme excentrique né en Angleterre à la fin du XIXe siècle et qui avait la volonté de rompre avec les règles. Le corps du sapeur devient un outil et une opposition au pouvoir politique congolais corrompu, une sorte de désobéissance civile par le tissu!
Marques et prestance du sapeur
Les sapeurs sont colorés, excentriques, et portent souvent des vêtements griffés: Yamamoto, Dolce & Gabbana, Gucci, Jean-Charles de Castelbajac. Ce sont les marques de leur prestance sociale ; chaque sapeur se considère comme LE plus élégant et il n’accepte pas qu’on mette cela en doute.
Les sapeurs doivent souvent sacrifier une grande partie de leur qualité de vie pour paraître fringants. Le but est d’être reconnu par le plus grand nombre et, donc, d’être visible. Un sapeur invisible n’est pas un sapeur. Des mocassins Weston en crocodile, la marque de prédilection des sapeurs, se détaillent à presque 4000 $ en magasin. Une veste en soie de Yohji Yamamoto peut se vendre plus de 2000 $. Mais qu’importe, le style et l’élégance l’emportent sur la bourse.
La soirée S.A.P.E. et Musique
Roi David, un véritable ambianceur de la rumba congolaise qui sait mettre le feu à la piste de danser, raconte: «Chez nous, la sapelogie représente la culture, elle est indissociable de la musique et des belles femmes. La S.A.P.E., c’est aussi l’argent, le mec peut acheter un blouson à 4000 euros et n’avoir absolument rien à manger dans son frigo… »
Puis, c’est la déferlante, deux hommes arrivent et détonnent. Il est 1h du matin, leur arrivée est remarquée, signe ultime que nous sommes en présence de sapeurs de compétition. Ma Ngadou, en costume trois-pièces bleu de mer, noeud papillon impeccable, porte des lunettes rondes griffées, chapeau melon, gourmette en or et mallette en cuir de croco, avec évidemment aux pieds des Weston avec des boucles en or. «La première règle de la S.A.P.E., ce sont les couleurs», explique-t-il.
À ses côtés, François porte un blazer noir avec noeud papillon à carreaux noir, blanc et orange, un pantalon blanc cassé, des Weston aux pieds et d’élégantes chaussettes de soie verte.
Il porte aussi un seul gant de cuir, pour tenir le cigare toute la soirée sans l’allumer, un Montecristo, cela va de soi… À sa main dénudée, il arbore une immense bague qui représente un tigre qui rugit. «J’ai commencé la S.A.P.E. à quatre ans. C’est mon père qui m’a tout appris», confie-t-il.
Sur la piste de danse, la journaliste bien connue des Congolais de Montréal JETAIME Annie Makwakala, toute de léopard vêtue, nous crie: «Quand je danse, il ne faut pas m’interrompre ! »
La soirée se met en branle avec l’arrivée de ces sapeurs. Tout le monde attend la vedette de la soirée, et l’animateur réchauffe la foule en scandant son nom: «Norbat de Paris! Norbat de Paris! Celui qui sait ce qu’il veut! Norbat Zarathoustra, le summum de la S.A.P.E.! Le feu, c’est le feu!»
S.A.P.E. chirurgicale
À ce moment de la soirée, tous les néons de la salle ont été allumés à la demande du prophète de la S.A.P.E., car quand un sapeur de son calibre arrive, il faut le voir. Norbat surgit avec un hoodie griffé sur la tête, des lunettes John Richmond sur le nez, en traînant une intrigante valise à roulettes bleue.
Il entame une chanson en lip-sync, qui le présente et le vante. Puis, deux danseurs, Benny Gola et F-Mpouki, se joignent à lui. Norbat s’exécute une fois de plus et entonne la chanson Norbat danser.
Tout à coup, il se saisit de la valise et en sort un manteau de crocodile en cuir blanc qu’il utilise comme un toréador, en donnant des coups de pied dessus.
Plus tard, il rouvre l’intrigante valise et en sort plusieurs paires de chaussures de luxe, qu’il lance partout dans la salle, et donne des coups de pied aux chaussures et des coups de manteau de cuir. À un moment, il s’éclipse et revient au milieu de ses danseurs avec un journal dans lequel il a fait un trou. Il regarde les spectateurs par le trou, et toute la foule l’entoure et le filme.
Le sapeur a frappé.
La S.A.P.E., c’est aussi l’argent, le mec peut acheter un blouson à quatre mille euros et n’avoir absolument rien à manger dans son frigo ROI DAVID
Ô Dieu de la religion, c’est Toi le premier styliste, qui n’a pas voulu voir la nudité de l’homme après qu’il eut péché dans le jardin d’Éden. [...] Ô Père, pardonne à tous ceux qui ne savent pas s’habiller. PRIÈRE DE SAPEUR