Le Devoir

Pourquoi y a-t-il si peu d’insectes dans nos assiettes ?

Ça fait quelques années qu’on en parle : les insectes font partie du futur de notre alimentati­on. Des centaines d’espèces sont nutritives, tout à fait digestes et constituen­t une solution de rechange écorespons­able à la consommati­on de protéines animales.

- CAMILLE DAUPHINAIS-PELLETIER COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

L’ «alimentati­on, c’est plus que de la nutrition. C’est aussi de l’imaginaire, et comme le disait si bien Claude Lévi-Strauss: pour qu’une chose soit bonne à manger, il faut d’abord qu’elle soit bonne à penser», remarque d’entrée de jeu le sociologue de l’alimentati­on Jean-Pierre Lemasson.

On mange couramment des insectes dans une quarantain­e de pays à travers le monde — dans certains pays d’Afrique, on considère d’ailleurs les termites comme un vrai régal —, mais il est évident qu’ils sont loin de susciter une réaction initiale positive en Occident.

« Tout ce qui est insecte, chez nous, a tendance à être associé à un monde obscur, à de la vermine, à des maladies possibles et au néfaste. Manger une mouche ou un ver de terre, c’est quelque chose qui paraît répulsif pour la majorité des Occidentau­x — même sous leur forme transformé­e, puisqu’il y a un transfert de notre imaginaire négatif, poursuit M. Lemasson. Une des raisons pour cela, c’est que nous vivons dans une société où il y a une abondance de protéines animales. S’il y avait eu plus de rareté, peut-être qu’on se serait mis à goûter les insectes, à les essayer, à les évaluer différemme­nt.»

Ce type de dégoût qui varie selon les cultures se retrouve dans notre vision de plusieurs autres aliments: pensons simplement au fait que les Coréens mangent du chien, alors qu’on n’imaginerai­t jamais faire la même chose en Occident…

La frange qui change

Malgré les traditions gastronomi­ques bien ancrées, des arguments rationnels (environnem­entaux, par exemple) peuvent-ils faire changer un régime? «Je suis persuadé que ces arguments rationnels ne touchent qu’une frange très limitée de la population, des gens qui ont une lecture éthique du rapport à l’alimentati­on. La majorité a plutôt un rapport d’héritage, soit ce qui provient des parents, des traditions, des habitudes de goût», avance le sociologue.

Nous vivons dans une société où il y a une abondance de protéines animales. S’il y avait eu plus de rareté, peut-être qu’on se serait mis à goûter les insectes, à les évaluer différemme­nt. JEAN-PIERRE LEMASSON

Ce qui ne les empêche pas de faire quelques pas vers le changement, par exemple en supprimant la viande de leurs assiettes un jour par semaine. «Une fois par semaine, on est rationnel, et le reste du temps on se permet d’être irrationne­l, parce que l’alimentati­on et le goût proviennen­t beaucoup d’une transmissi­on de l’imaginaire », soutient M. Lemasson.

Sur plusieurs années, des changement­s s’observent quand même, remarque-t-il. Le fameux chou frisé

(kale), qui était perçu comme bon pour les lapins il y a une vingtaine d’années, se retrouve maintenant au McDonald’s. Les sushis font pour leur part partie des aliments exotiques qui ont pris une place considérab­le dans notre alimentati­on.

Insectes et plein air

Pourrait-il en être de même des insectes? Une partie de la population semble déjà intégrer cette frange dont parle M. Lemasson : il s’agit des amateurs de plein air. En effet, c’est principale­ment dans des magasins comme La Cordée que sont distribués les produits d’uKa protéine, une compagnie qui vend des barres protéinées aux grillons, de la farine de grillons ainsi que des grillons entiers séchés.

«Les gens qui choisissen­t nos produits mettent la valeur nutritionn­elle au premier plan, et l’environnem­ent vient plutôt au deuxième plan», estime Marie-Loup Tremblay, fondatrice et propriétai­re de l’entreprise ouverte depuis 2013.

«Les barres protéinées fonctionne­nt bien avec les gens qui font du plein air. La farine de grillon obtient une réponse d’une clientèle plus large, de gens qui veulent introduire un nouvel aliment, un peu comme quand on parlait de protéine de soya il y a quelques années », explique-t-elle.

Mme Tremblay affirme que les épiceries indépendan­tes commencent à s’intéresser davantage aux produits issus des insectes, mais que les grands distribute­urs sont encore à l’étape des tests de marché dans quelques quartiers précis. Elle estime quand même que ses produits auront un bel avenir.

«La farine risque de se mettre en marché comme des produits qui sont consommés en additifs, dont la graine de chia, tandis que les produits finis [barres, croustille­s, craquelins] vont se positionne­r plus comme les sushis. On peut avoir une grande panoplie de produits issus des insectes, tant salés que sucrés: le défi va être de trouver leur place sur les étagères. Le consommate­ur est plus prêt que ce qu’on pense, c’est l’industrie qui est moins favorable», évalue la femme d’affaires.

Quant à savoir si les smoothies aux protéines de grillon se retrouvero­nt en 2018 sur l’ardoise des cafés branchés, les paris sont ouverts: il suffit parfois qu’un établissem­ent ouvre le bal pour qu’une tendance se répande comme une traînée de poudre…

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MATHIEU RIVARD ESPACE POUR LA VIE Des tacos aux grillons réalisés dans le cadre de l’activité Croque-insectes à l’Insectariu­m de Montréal

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