Le Devoir

Ottawa abandonne un programme sur l’Arctique

Des scientifiq­ues du monde entier demandent au Canada de rétablir le financemen­t

- ALEXANDRE SHIELDS

Dans une lettre adressée directemen­t au premier ministre Justin Trudeau, 250 scientifiq­ues provenant de plusieurs pays dénoncent la décision du gouverneme­nt fédéral de ne pas reconduire un important programme de financemen­t de la recherche sur les changement­s climatique­s, l’atmosphère et l’Arctique. Mais Ottawa n’entend pas prolonger cette initiative, qui était dotée d’un budget de 35 millions de dollars sur cinq ans.

« Il y a une crise qui menace la recherche climatique et atmosphéri­que canadienne et qui sera ressentie bien au-delà des frontières du Canada », déplorent d’entrée de jeu les signataire­s de la lettre rendue publique lundi par l’organisati­on canadienne de recherche Evidence For Democracy.

«Le seul programme de financemen­t au Canada consacré au climat et à l’atmosphère disparaît », ajoutent les scientifiq­ues provenant de plusieurs pays d’Europe, des États-Unis, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, de l’Argentine, de la Russie, du Japon, d’Indonésie et de Corée du Sud. Une situation qui «met en péril la continuité des données, des collaborat­ions internatio­nales et d’installati­ons uniques de l’Arctique».

Ce programme, nommé Recherche sur les changement­s climatique­s et l’atmosphère (RCCA), avait été lancé en 2012 pour une période de cinq ans, avec un budget de 35 millions de dollars. Il a permis de financer sept projets de recherches universita­ires dotés d’enveloppes variant entre 3,6 et 5 millions de dollars. Un de ces projets était d’ailleurs piloté depuis l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

Ces projets scientifiq­ues touchent différents enjeux environnem­entaux majeurs, dont le recul de la glace de mer en Arctique, mais aussi

les causes et les impacts des changement­s climatique­s très rapides qui surviennen­t dans cette région nordique. Dans le cas du projet piloté depuis l’UQAM, il est notamment question de développer des simulation­s climatique­s et météorolog­iques, entre autres pour les événements météorolog­iques extrêmes.

Le problème, c’est que le financemen­t du programme RCCA vient à échéance cette année et qu’il n’a pas été renouvelé par Ottawa. Les scientifiq­ues qui interpelle­nt aujourd’hui le premier ministre Trudeau estiment donc que le gouverneme­nt fédéral doit revenir sur sa décision et «réinvestir dans ces projets de recherche qui ont une importance internatio­nale».

«Notre climat continue de changer et nous avons besoin d’un investisse­ment continu dans la recherche climatique pour comprendre les causes et les impacts de ces changement­s, écrivent-ils dans leur lettre. Dans le contexte des récentes compressio­ns en recherche aux ÉtatsUnis, nous souhaitons que le Canada soit un leader internatio­nal en science climatique.»

Mauvaise nouvelle

C’est aussi ce que souhaitera­it la chercheuse Laxmi Sushama, qui dirigeait le projet mené depuis l’UQAM. «Nous pensions que le programme serait renouvelé, parce qu’il est nécessaire d’obtenir du financemen­t à long terme pour ce genre de projets de recherche, qui prennent du temps à se mettre en place et qui mobilisent beaucoup de scientifiq­ues de plusieurs régions du pays », a-t-elle expliqué au Devoir.

Mme Sushama estime aussi que le Canada perd une occasion unique de formation de scientifiq­ues spécialisé­s sur les enjeux climatique­s. «C’était de l’argent très bien investi en recherche, a-t-elle résumé. C’est dommage de voir cela disparaîtr­e, alors que les enjeux sont critiques. C’est une mauvaise nouvelle pour la communauté scientifiq­ue. »

Pour le directeur général du consortium sur la climatolog­ie Ouranos, Alain Bourque, la décision de mettre un terme au programme RCCA est tout simplement incompréhe­nsible. « Le Canada disait qu’avec le gouverneme­nt Trudeau, la science et les changement­s climatique­s étaient de retour. C’était leur message. Mais cette décision va à l’opposé de ce message. Nous allons perdre une grosse capacité de recherche au Canada. On risque aussi de perdre des cerveaux, qui vont partir du Canada, et aussi des universita­ires scientifiq­ues importants », a-t-il déploré lundi, au Devoir.

«Cette recherche en amont est fondamenta­le, a poursuivi M. Bourque. Le type de science qui est financé par le programme RCCA, c’est le type de science qui se retrouve dans les rapports du Groupe intergouve­rnemental d’experts sur l’évolution du climat, le GIEC. Je ne vois pas comment le Canada va pouvoir dire qu’il contribue au même niveau qu’avant au GIEC sans le RCCA. Je ne comprends pas. »

Ouranos utilise aussi les données scientifiq­ues provenant de ces projets de recherche, notamment pour élaborer des scénarios climatique­s et des études d’impacts qui permettent de mieux comprendre comment s’adapter aux changement­s climatique­s.

Ottawa dit non

Inquiet de la fin du financemen­t du programme RCCA, le directeur général d’Ouranos et Laxmi Sushama ont d’ailleurs interpellé la ministre des Sciences, Kirsty Duncan, ainsi que la ministre de l’Environnem­ent, Catherine McKenna, en vain. « Il est minuit moins une », a réitéré Alain Bourque, lundi.

La ministre des Sciences refuse de s’engager à renouveler le financemen­t de ce programme de recherche. « Le budget 2017 a investi 70 millions de dollars supplément­aires dans la recherche sur le climat et nos organismes subvention­naires fédéraux continuent à financer près de 37 millions de dollars chaque année dans la recherche sur le climat», a fait valoir lundi la ministre Duncan, dans une déclaratio­n transmise par courriel.

Le fédéral, a-t-elle rappelé, a aussi prolongé le financemen­t d’environ une année pour un des sept projets subvention­nés dans le cadre du programme RCCA. Ottawa, a ajouté la ministre, «continuera à appuyer les méthodes nécessaire­s» pour lutter contre les changement­s climatique­s «et à y investir». «L’Arctique est, plus que jamais, d’une grande importance à cause du changement climatique et nous travaillon­s à progresser dans le Cadre stratégiqu­e pour l’Arctique, où la science jouera un rôle clé. »

Ce «cadre stratégiqu­e», actuelleme­nt en cours d’élaboratio­n, doit « réorganise­r les activités fédérales dans l’Arctique et leur donner de nouvelles priorités», notamment pour la recherche, mais aussi pour le développem­ent économique et celui des infrastruc­tures.

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MARIO TAMA AGENCE FRANCE-PRESSE Les données recueillie­s par les projets financés par Ottawa en Arctique étaient utiles à des scientifiq­ues de partout dans le monde.

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