Le Devoir

Le Québec perd un ardent défenseur de sa langue

Le linguiste a légitimé les usages de la langue française d’ici

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Son travail a permis de légitimer certains usages de la langue au Québec. Le linguiste émérite Jean-Claude Boulanger, à qui l’on doit notamment Le Dictionnai­re québécois d’aujourd’hui, est décédé à la suite d’un accident le 19 janvier. Il avait 71 ans. Pour lui, les Québécois n’avaient pas à rougir de leur langue.

«Pour le Québec, c’est une figure marquante, cela est certain», dit la linguiste Hélène Cajolet-Laganière. Après avoir travaillé à l’Office québécois de la langue française (OQLF), il avait enseigné dans plusieurs université­s, au Québec comme à l’étranger. Ses recherches portaient sur l’histoire des dictionnai­res et de la lexicograp­hie, sur la norme et la variation du français, sur la formation des mots et sur la dynamique des rapports entre les noms

communs et les noms propres. «Il a travaillé dans l’ombre presque toute sa vie, mais il fut un pionnier dans ces domaines», croit Hélène Cajolet-Laganière, en soulignant que son apport pour le Québec est majeur.

Le linguiste a dirigé la rédaction de plusieurs dictionnai­res, notamment le Dictionnai­re CEC jeunesse (trois éditions) et surtout les deux éditions du Dictionnai­re québécois d’aujourd’hui,à l’enseigne de la maison des dictionnai­res Le Robert. «On va se souvenir de lui pour ce Dictionnai­re québécois d’aujourd’hui », estime Nadine Vincent, linguiste et professeur­e de l’Université de Sherbrooke. «Son travail marque un jalon important dans l’histoire de la lexicograp­hie, de l’histoire de la fabricatio­n des dictionnai­res. Hors de la France, il n’y a qu’au Québec qu’on fait des dictionnai­res complets. Le travail de Jean-Claude Boulanger a légitimé les usages de la langue française au Québec. »

Pour Monique Cormier, vice-rectrice aux Affaires internatio­nales et à la Francophon­ie de l’Université de Montréal, on doit à Jean-Claude Boulanger « une des premières grandes tentatives de descriptio­n du français québécois». La parution de son Dictionnai­re québécois d’aujourd’hui avec ses 40 000 entrées, un livre présenté par le poète Gilles Vigneault, avait suscité beaucoup de controvers­es. «Collective­ment, cela nous a profité», rappelle-t-elle. Le débat suscité autour de ce dictionnai­re «a permis de discuter entre chercheurs du cadre que l’on souhaitait donner à un dictionnai­re québécois. Ce dictionnai­re a pavé la voie au dictionnai­re en ligne Usito, aujourd’hui très populaire. »

Jean-Claude Boulanger a aussi été un collaborat­eur de la première heure du groupe Franqus, qui a donné naissance au dictionnai­re Usito, un ouvrage né du désir de combler des lacunes des dictionnai­res européens, notamment en ce qui a trait à la descriptio­n du français en usage au Québec et en Amérique du Nord ainsi qu’à la descriptio­n du contexte nord-américain.

Controvers­e

En 1992, l’Académie des lettres du Québec avait, parmi d’autres, dénoncé ce dictionnai­re. Le secrétaire général de l’institutio­n de l’époque, Jean-Pierre Duquette, avait déploré que l’ouvrage, à son sens, « avalise tout un vocabulair­e que l’on entend dans les couloirs des écoles et collèges, ou dans la bouche des humoristes de tout poil ».

Jean-Claude Boulanger et son équipe de l’Université Laval avaient répliqué. Ils considérai­ent ces opposants à leurs travaux comme des «colonisés de l’intérieur» et dénonçaien­t le «terrorisme intellectu­el de gens qui défendent un pouvoir et surtout leur propre alignement normatif, sur le seul français de France ».

La démarche de Jean-Claude Boulanger se voulait mesurée, dans un effort concerté pour traduire un état des lieux, qu’il plaise ou non.

Le Devoir écrivait à l’époque qu’il était certain que les auteurs de ce Dictionnai­re avaient «voulu redonner sa légitimité au français québécois». Pour ce faire, quoi «de mieux que d’intégrer les mots québécois à l’ensemble des mots français»?

À l’annonce du décès du linguiste, le Centre de recherche interunive­rsitaire sur le français en usage au Québec, qui regroupe des chercheurs de l’Université de Sherbrooke, de l’Université Laval et des université­s du Québec à Trois-Rivières et à Montréal, a rappelé que le professeur Boulanger a eu «le mérite de faire progresser la réflexion» sur les usages du français, « de soulever des questions, d’amener la collectivi­té à préciser ses besoins en matière d’ouvrages de référence et, plus largement, à faire connaître ses attentes pour ce qui est de la descriptio­n d’une norme du français au Québec ».

De 1992 à 1997, Jean-Claude Boulanger a collaboré à la préparatio­n d’un dictionnai­re bilingue canadien. Il a aussi publié de nombreux articles et des ouvrages sur la lexicograp­hie et sur les dictionnai­res.

Il a effectué plusieurs séjours de collaborat­ion aux Dictionnai­res Le Robert à Paris. Depuis 2006, il participai­t à la sélection et au traitement des mots québécois intégrés annuelleme­nt dans le Petit Larousse illustré. En 2013, il avait été reçu chevalier de l’ordre des Palmes académique­s, une distinctio­n remise par le gouverneme­nt français.

Le Devoir «Son travail marque un jalon important dans l’histoire de la lexicograp­hie, de l’histoire de la fabricatio­n des dictionnai­res Nadine Vincent, linguiste

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR
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Jean-Claude Boulanger

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