Le Devoir

Agir en commun à l’heure des fractures identitair­es

- EMILIANO ARPIN-SIMONETTI L’auteur est secrétaire de rédaction de la revue

Après l’attentat qui a coûté la vie à six de nos concitoyen­s de confession musulmane, le 29 janvier 2017 à la grande mosquée de Québec, on aurait pu penser qu’on aurait droit à une trêve. Que cette tuerie d’une brutalité insensée aurait marqué un temps d’arrêt dans la «guerre culturelle» qui ne fait que s’exacerber depuis dix ans entre conservate­urs identitair­es et ce qu’il est de bon ton d’appeler la gauche « diversitai­re » ou « multicultu­raliste». Devant l’évidence désormais indéniable que la peur sans cesse attisée de l’étranger — cristallis­é dans la figure du musulman et dans celle du réfugié — peut mener à la violence, on aurait pu croire qu’un examen de conscience collectif aurait enfin lieu. […]

Après les poignantes cérémonies en l’honneur des victimes, les déclaratio­ns contrites des politicien­s et les promesses du gouverneme­nt Couillard de lutter «sérieuseme­nt» contre le racisme, on y avait presque cru. Donnant suite à la demande d’une coalition de citoyens et de groupes antiracist­es réclamant depuis 2016 la tenue d’une commission d’enquête sur le racisme systémique, le gouverneme­nt a même annoncé la tenue d’une consultati­on sur ce phénomène par lequel des logiques institutio­nnelles et organisati­onnelles contribuen­t à perpétuer des formes d’exclusion, de discrimina­tion et de racisme.

Quelle qu’eût été la bonne volonté du Parti libéral du Québec dans ce dossier, toutefois, elle n’a pas résisté bien longtemps aux sirènes de la partisaner­ie. Sitôt annoncée, la consultati­on fut décriée par le Parti québécois et la Coalition avenir Québec comme étant une tentative de faire le procès des Québécois — dont ne feraient visiblemen­t pas partie ceux et celles qui s’inquiètent de la montée du racisme au Québec. Par ailleurs, immédiatem­ent après sa défaite électorale dans la circonscri­ption de Louis-Hébert, attribuabl­e selon les stratèges libéraux à la tenue de cette consultati­on, le PLQ a procédé à en diluer la portée. […]

Toute cette affaire aura ainsi démontré l’incapacité de nos élites politiques à répondre avec maturité et courage aux défis du vivre-ensemble pluraliste dans toute sa complexité. D’ailleurs, n’est-ce pas de cette faillite que témoigne la montée inquiétant­e des manifestat­ions des groupes d’extrême droite affichant un racisme de plus en plus décomplexé, et leur affronteme­nt avec des groupes antifascis­tes? […] Et n’y a-t-il pas chez ces groupes une tentative de «poursuivre la politique par d’autres moyens » devant l’incapacité de la démocratie libérale à répondre aux logiques de dissolutio­n du lien social et de la souveraine­té provoquées par le capitalism­e globalisé, logiques par ailleurs aux sources des nombreuses crises et malaises identitair­es actuels ?

Notre histoire particuliè­re

Ces tensions, nous ne sommes en effet pas les seuls à les vivre; elles participen­t bel et bien de dynamiques mondiales. Cependant, on le voit bien, certains blocages relèvent de notre histoire particuliè­re. D’une part, cela semble aller de soi, notre statut de nation francophon­e minoritair­e dans un océan anglophone ajoute à l’insécurité identitair­e. D’autre part, les discours dominants au Canada anglais […] nous renvoient sans cesse une image essentiali­sée du Québec comme étant une contrée ataviqueme­nt raciste : cela n’a rien pour faciliter la prise au sérieux des problèmes liés au racisme au Québec. Enfin, notre mémoire récente du colonialis­me anglo-canadien et américain fait en sorte qu’il est difficile pour nombre d’entre nous de concevoir qu’ayant été victimes de racisme et de colonialis­me, nous soyons capables d’infliger à d’autres le même genre d’oppression. Devant les demandes de justice et d’égalité de la part des personnes racisées et des peuples autochtone­s, le réflexe de se réfugier dans le rôle de victime prend ainsi trop souvent — et trop facilement — le dessus. […]

Certes, la mémoire de notre inférioris­ation coloniale semble s’être imposée dans le récit national, alimentant des réflexes de repli. Mais de cette mémoire on a tendance à oublier un

autre aspect, fondamenta­l, qu’il est urgent de réactiver: c’est en se solidarisa­nt avec les autres colonisés, ces «damnés de la terre», que les Miron, Vallières, Lalonde, Aquin et tant d’autres, s’inspirant des Fanon, Césaire, Carmichael, Memmi, ont pu penser les conditions de la décolonisa­tion et tisser la trame d’une identité québécoise moderne et émancipée. Il faut donc rappeler que ces solidarité­s sont au coeur de notre identité, afin que le projet indépendan­tiste renoue avec son souffle de libération et de justice en faisant siennes les luttes, les aspiration­s et les quêtes de sens de ceux qui, aujourd’hui, réclament la pleine égalité […]

Pour ce faire, on ne saurait trop insister sur l’importance des affects, de l’intuition, et la nécessité urgente d’investir et d’habiter ce lieu mouvant où se construise­nt le sens et donc les identités. L’art, la littératur­e, la religion et la spirituali­té peuvent ici nous porter secours pour explorer et extraire la lumière de ces zones d’ombre de notre conscience individuel­le et collective où s’agitent pulsions contradict­oires et élans vers l’infini. […] Il faut de toute urgence savoir se mettre à l’écoute de l’humanité qui cherche à s’énoncer sous le vacarme des prises de position spectacula­ires, dans le brouillard de la « guerre culturelle ». […]

Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

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